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L’esclave du Ponant / Monsieur Labbé de Lézergant
(en écriture)

José Le Moigne

Procès Jean Mor. Archives de la ville de Brest. Photo José Le Moigne.

Cet hiver-là, tandis que Madame de Plusquellec, ravie de voir le monde tourner autour de sa maison, faisait la roue avec un naturel qui n’étonnait personne, Claude de Noz, à la surprise de ceux qui le trouvait bien casanier pour un marin, se découvrit une vocation de coq de parade.

La veuve et lui, s’étant soudain senti poussé des ailes, avaient refusé, prétextant qu’ils devaient encore garder la chambre, de témoigner à la sénéchaussée. Monsieur Labbé de Lézergant avait décidé aussitôt de prendre le diable par les cornes. Puisque le lieutenant se dérobait et qu’il ne pouvait décemment envoyer les exempts chez un officier, il résolut de se rendre en personne au domicile des plaignants.

De mémoire de riverain, c’était la première fois que le sénéchal s’invitait rue de la Rampe. Certes, aux jours de fête et de cérémonies, on avait vu son cortège se rendre à l’église Saint-Louis en passant par l’Esplanade du château, la rue de Siam où la Grand-rue, mais jamais par cette voie secondaire étroite et mal pavée. Mais on ne rêvait pas. En cet après-midi glacial de février, c’était bien cet important personnage qui, sans se faire annoncer, débarquait au château Plusquellec.

S’ils partageaient le même amour de la justice, ou plus exactement le même attachement à leurs prérogatives, le procureur et le sénéchal s’opposaient en tout quant à leur mise. Autant l’un, austère et de manières jansénistes, ne quittait pas son habit noir, autant, l’autre, tout en brocart et en dentelles, se piquait d’élégance. Monsieur de Lézigant était un homme d’environ soixante ans, petit, vif et nerveux. Toujours vêtu à la dernière mode, son allure dégagée lui donnait, en première apparence, un air juvénile que demandaient très vite son visage ridé et ses jambes en arceaux.

Le sénéchal promena sur la foule qui commençait à s’assembler un regard impérieux et dépourvu d’aménité. Brandissant sa canne à pommeau d’ivoire, il frappa trois coups secs sur la porte de chêne.

— Alexis Labbé de Lézergant, sénéchal du roi, s’annonça-t-il à la servante de Madame de Plusquellec qui venait de lui ouvrir.

— Ma fille, conduisez-moi chez Monsieur de Noz!

Clémence, bien plus ingambe que la rumeur le disait, le précéda dans l’escalier. Elle toqua chez de Noz d’un geste timide et embarrassé.

— Monsieur, il y a là Monsieur le Sénéchal, dit-elle pressée de s’éclipser.

— Eh bien, qu’attends-tu d'avancer un siège? Quel grand honneur, Monsieur le Sénéchal!

Tassé dans un fauteuil, la mine exsangue, Claude de Noz se tenait près de la cheminée.

Le sénéchal s’étonna.

— Comment, monsieur, je sais que vous courrez la ville et qu’à défaut de la sénéchaussée on vous voit chez l’intendant ou l’amiral, et je vous trouve ici presque à l’article de la mort!

— C’est que, Monsieur le Sénéchal, le poison qu’on m’a administré est fort subtil. Je me suis cru d’abord guéri, mais, au bout de quelques jours, le mal est revenu. Je connais les symptômes. Autrefois, j’ai su au cours de mes voyages aux Amériques que cette sorte de venin se loge dans les cheveux puis, au moment où vous vous croyez sauvé s’infiltre au travers du corps et vous saisit d’une fièvre ardente qui vous afflige d’une langueur mortelle.

— Tout beau, Monsieur le Lieutenant! Vous êtes malade? La belle affaire! Je ne suis pas venu céans pour vous plaindre, mais bien pour vous auditionner. J’attends de vous une absolue sincérité. Et si nous parlions d’abord de votre serviteur! Pouvez-vous m’affirmer qu’il n’est pas votre esclave? Bien entendu, vous ne l’ignorez pas que l’introduction d’esclaves n’est autorisée dans les ports du royaume! Alors, je vous pose cette question. Auriez-vous contrevenu aux lois de votre pays?

— Je suis officier, Monsieur le Sénéchal et, comme tel, je dois obéissance à mes supérieurs.

— Au point d’être accusé de forfaiture? Prenez garde Monsieur! Que je sache, vos supérieurs ont eux-mêmes juré fidélité au roi que je représente ici.

Et comme le lieutenant poussé dans ses derniers retranchements se montrait incapable de sortir un seul mot le sénéchal, impitoyable, continua son offensive.

— Eh bien, j’attends… Et ces fameuses graines? Il vous en reste quelques-unes n’est-ce pas? Donnez-les-moi comme pièces à conviction.

— C’est que, Monsieur le Sénéchal, elles ne sont plus en ma possession. Monsieur l’Intendant me les a réclamées et, lui-même, les a fait parvenir à Monsieur de Choiseul.

— C’est bien, Monsieur. Je prends acte du fait. Que m’importe d’ailleurs puisque je vous tiens! J’espère que vos supérieurs auront, pour l’honneur de la marine, l’intelligence de faire rapatrier ces pièces à conviction à Brest. À vous revoir, Monsieur!

Sur ces mots, Monsieur Labbé de Lézigant salua l’officier avec plus d’ironie que de politesse.

Clémence, comme le sénéchal en son for intérieur avait prévu, attendait sur le palier.

— Chez ta maîtresse ordonna-t-il très sèchement.

Chez Madame de Plusquellec, la comédie monta encore d’un ton. C’est au lit que la veuve toute égrotante le reçu. Elle aussi ne semblait pas loin de trépasser. Elle, si soucieuse de la bonne apparence, ne s’était pas faite coiffer par Clémence et ses cheveux, ternes et plats, d’un blond délavé par la fièvre, s’échappaient en désordre de son bonnet de nuit. Elle tenta un sourire en direction du magistrat, mais seuls ses yeux parurent s’animer. Sa bouche n’était qu’une grimace.

Le sénéchal se voulu magnanime.

— Rassurez-vous, Madame, dit-il en saluant. Je ne viens pas vous importuner, mais simplement vous saluer.

Puis il accompagna sa sortie de sa formule habituelle qui, dans la bouche sévère de ce magistrat, pouvait sonner comme une menace:

— A vous revoir, Madame…

Dehors, la populace s’était agglutinée autour de la voiture. Ne voyant rien, n’entendant rien de ce qui se passait dans la maison, elle en savait cependant assez pour se réjouir de l’embarras, des malheurs qui semblaient sourdre sur ces gens qui, du début à la fin de l’année, les regardaient de haut et, déjà, les commentaires fusaient. Cependant, avec ce réflexe grégaire qui saisit presque toujours les gueux en face des puissants paraissent, dès que le sénéchal parut tout en haut du perron, ils s’écartèrent d’eux-mêmes pour lui ouvrir le chemin.

— Allons, fais vite, lança-t-il au cocher et le carrosse, tout en se rencognant au fond de la voiture.

Le cocher fit claquer son fouet dans l’air et le carrosse, tiré par un bidet à la robe couleur de terre fauve, bondit vers la sénéchaussée.

Trois semaines s’écoulèrent encore. L’hiver s’effilochait et il ne se passait rien. Enfin, le 9 mars, Messieurs Gruget et Fourquereau, experts commissionnés par la sénéchaussée, rendirent leurs conclusions.

Monsieur Labbé de Lézergant posa sans l’ouvrir le rapport sur un coin de sa table.

— À l’essentiel s’il vous plaît! lâcha-t-il en ne faisant aucun effort pour contrôler le frémissement qui agitait ses mains.

— Pour résumer, Monsieur le Sénéchal, commença Jean Gruget, il est certain que l’indisposition dont ont souffert Madame de Plusquellec et Monsieur Claude de Noz est consécutive à l’absorption de substances âcres et corrosives qui ont pu être mêlées à la farce de la poularde qu’ils consommèrent ce jour-là.

— En clair, peut-on parler d’un empoisonnement?

— Assurément, Monsieur le Sénéchal. Nous devons cependant préciser que le dosage ne nous a pas paru mortel.

— À la bonne heure! Reste l’examen des pièces à conviction et le procès pourra s’ouvrir.

Mais,comment examiner ce dont on ne dispose pas?  Au bout de deux semaines, lassé d’attendre, Monsieur de Lézergant et quoique la démarche lui coûta, pria l’intendant de la marine de bien vouloir intervenir auprès du duc de Choiseul. Lui seul possède le pouvoir, écrivit-il à l’intendant, en faisant déposer les trop fameuses graines au greffe de la sénéchaussée, de nous délier les mains. Le sénéchal s’attendait à une fin de non-recevoir. Sur ce point il eu tort. Malgré son attachement à la marine, Monsieur Gilles Hocquart de Champagny, était un homme de grande intelligence. À Brest depuis plus de quinze ans, cet officier de plume à l’air sévère et au regard absent, tenait sa grande réputation d’honnêteté des dix-neuf années qu’il avait passées comme gouverneur à la Nouvelle-France, où, sans chercher à en tirer fortune contrairement aux usages du temps,  il avait porté haut les couleurs du royaume. À la surprise du sénéchal, Monsieur Hocquart de Champagny, comprenant que la marine perdrait plus qu’elle ne gagnerait dans la poursuite aveugle du conflit, accepta de le suivre sur ce terrain scabreux.

Les choses ne traînèrent plus. Le duc protesta pour la forme mais, trouvant l’affaire trop mince pour qu’il y risquât son crédit et peut-être même son ministère, il fit appeler son aide de camp, le commandant Antoine de Rosily, et le pria, en lui remettant une cassette scellée où se trouvaient cachées les graines vénéneuses, d’en faire retour à la sénéchaussée de Brest.

L’aide de camp s’acquitta à merveille de sa mission; mais l’opéra burlesque n’était pas pour autant achevé.

Monsieur de Lézergant pouvait à juste titre savourer sa victoire. Ce n’était pas tous les jours que la marine s’inclinait devant la puissance civile. Cependant, à présent qu’elles étaient là, l’examen des pièces à conviction tournait à la bouffonnerie. On n’était pas à l’Illustre Théâtre, mais le fantôme de Molière devait traîner par-là.

Devant le sénéchal, quatre chirurgiens-experts, comme autant de Monsieur Diafoirus, débattaient à l’envie de la toxicité des graines inconnues.

— Donnez-nous de la bonne arsenic, ou n’importe quel poison élaboré sous nos latitudes, dit Yves Marzin, le chef autoproclamé du cénacle savant, et nous vous dirons sans hésiter s’ils ont tué ou sont capables de le faire; mais, voyez-vous, Monsieur le Sénéchal, cette flore que vous nous avez demandé d’examiner nous est complètement inconnue. Nous sommes incapables, surtout avec un si petit échantillon, d’en dire les effets.

Chacun l’aura déjà compris Monsieur de Lézergant n’était pas qu’un élégant avide de paraître dans le monde et d’y jouer les petits-maîtres. Oublié ce travers que l’âge rendait d’autant plus ridicule, c’était surtout un magistrat, pugnace et redoutable, conscient de l’importance de sa charge; un chien d’attaque qui, quand il avait goûté au sang, ne lâchait plus sa prise. Aussi, loin de le satisfaire, la sortie de Marzin l’irrita au plus haut point.

— Ainsi, lâcha-t-il avec une ironie mortelle, il aura fallu que vous mettiez à quatre, vous les plus éminents chirurgiens de la place de Brest, pour me sortir pareil galimatias! Je vous le demande encore, et répondez promptement s’il vous plaît, oui ou non, ces graines peuvent-elles donner la mort?

— Monsieur Le Sénéchal, c’est ce que nous avons cherché à établir.

Yves Marzin regretta aussitôt ses propos. Son visage à l’ordinaire couleur de terre cuite prit celle d’une pivoine à l’instant où elle va perdre ses pétales.

— Maître Marzin, coupa le sénéchal, je ne veux pas savoir ce que vous cherchez! Dites-moi, je vous prie, ce que vous avez trouvé!

Alors, sans le savoir, et tout en trébuchant sur chacun de ses mots, Yves Marzin confirma une à une les conclusions du rapport de Jean Gruget et Nicolas Fourquereau qui, eux, n’avaient jamais vu les pièces à conviction.

— En vérité, Monsieur le Sénéchal, nous ne sommes même pas certains que ces graines soient vénéneuses et, si jamais elles l’étaient, la quantité administrée n’aurait produit aucun effet sur un chien ni aucune autre espèce d’animal.

— Bien joué Monsieur de Noz, et vous aussi Madame de Plusquellec, pensa le sénéchal en renvoyant les chirurgiens à leurs études. Vraiment, vous devriez tenter votre chance au Théâtre Français. À présent, il ne me reste plus qu’à faire juger deux hommes sur une intention difficile à prouver. Une intention qui n’a donné aucun effet. Tout ça parce qu’un benêt à épaulettes a cru pouvoir, au mépris des édits, amener un esclave à Brest. Et je suis incapable de lui faire rendre gorge!  Certes, je viens de marquer un point contre la marine, mais que je cherche à pousser mon avantage, que j’exige qu’un officier du Grand Corps se conforme à la loi, et c’est au ministre en personne que je devrais m’affronter! On raillera mon zèle. On me taillera la réputation d’un indiscret et d’un tracassier. Une fois de plus se sera le combat du pot de terre contre le pot de fer. J’en sortirai brisé, mon crédit et ma réputation seront brisés. Que j’aille au fond des choses, et ce sont l’opprobre et le mépris qui me guettent. Allons, Bergevin, dit-il au procureur qui venait d’entrer, nous sommes dans la nasse. Lançons le procès de l’esclave puisqu’il n’y a rien d’autre à faire. Pour commencer, il va falloir réentendre les témoins.

 ©José Le Moigne
L’esclave du Ponant
Janvier 2015

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