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L’esclave du Ponant / La panique
(en écriture)

José Le Moigne

À plus de cinquante ans Jérôme Tallec n’avait rien d’un évaporé; au contraire. D’une rondeur plus affectée qu’affable, multipliant les gestes de prélat, cet ancien perruquier vivant à présent de ses rentes, lieutenant puis prévôt de sa corporation, électeur du maire au suffrage restreint, dont le fils, Jacques, ancien élève des jésuites ayant reçu la tonsure après l’interdiction de la compagnie de jésus était prêtre à la paroisse de Saint-Louis, était un des hommes les plus honorables de la ville. On n’attendait pas de lui qu’il devienne le vecteur d’une rumeur et, pourtant, c’est ce qui arriva. Bien entendu, tout cela se passa place des médisances et, nous le savons déjà, lorsque la place des Médisances s’enflammait, c’est toute la ville qui bouillait.

— Savez-vous, mon excellent ami que, depuis l’affaire du nègre, la servante de Madame de Plusquellec est à l’article de la mort? Elle va passer, je le tiens pour certain, elle présente tous les signes d’un empoisonnement, dit-il, à l’heure des nouvelles, à Antoine Salaün, son compère de toujours, ancien marchand de vin de la rue de l’escalier neuf.

Comme la plupart des bourgeois de la ville, si ce n’est quelquefois sur le port, Salaün n’avait jamais vu un nègre de près ce qui ne l’empêcha pas de répondre, sur le ton sentencieux d’un oracle sénile:

— Ah, compère, comme vous avez raison! Ces moricauds n’apportent rien de bon. Tous comploteurs et compagnie, le poison est partout, et les victimes désignées, ce sont nous les bourgeois de la ville.

Michel Coat, drapier de son état, s’était joint au duo.

— Moi, dit-il en attrapant la conversation au vol, j’ai comme un feu d’entrailles depuis que j’ai mangé, il y a deux jours de ça, à l’auberge de la rue de La Porte; vous savez celle qui est tenue par Mathurin le Pors, ancien maître-coq de l’Aurore, cette goélette qui se livrait dit-on au commerce des esclaves. Rien d’étonnant en sommes, Le Pors, je l’ai vu de mes yeux, emploie un nègre dans sa cuisine.

À quelques jours de là, François Bergevin, procureur du roi pour la ville de Brest, ne décolérait pas dans son grand cabinet de la sénéchaussée. Cela faisait plus de deux semaines que deux hommes, deux nègres de surcroît, avaient été incarcérés, de la manière la plus arbitraire qui soit, dans une prison de sa juridiction et ce n’était que maintenant que la rumeur, comme une hydre qui secoue les grelots qui lui serrent le col, lui portait la nouvelle ravivant au passage quelques vieilles blessures mal cicatrisées.

La lumière hivernale, filtrée par les petits carreaux de la fenêtre, s’attarda un instant sur le visage du magistrat. Le procureur avait les traits osseux et un regard de bronze. Des rides fines et serrées encadraient une bouche sévère et, tandis que ses mains, comme douées d’une vie autonome, s’agitaient sans arrêt hors des manchettes de dentelles, son front, sous la perruque courte à trois marteaux, avait la pâleur distinguée des statues sous la pluie.

— Décidément, ces messieurs du Grand Corps en prennent trop à leur aise!  dit-il en faisant signe à son huissier.

Outre l’arrestation des deux nègres, François Bergevin venait d’apprendre que, toujours dans son dos, le commandant du Zéphyr, l’intendant de marine, et même le duc de Choiseul, ministre de la marine, se concertaient pour que cette affaire d’empoisonnement et d’esclavage, éclaboussant un officier, ne sorte pas du Grand Corps. Il le savait de source certaine, le duc de Choiseul avait donné des ordres pour que l’intendant instruise au plus vite ce dossier délicat.

Comme si la justice du roi dont il était dépositaire ne concernait pas les officiers! C’était intolérable. Intolérable et révoltant.

L’huissier considéra le procureur avec un œil inquiet. Il le savait par expérience, lorsque François Bergevin s’agitait de la sorte, c’est qu’il avait pour lui une mission humiliante à accomplir chez ces messieurs de la Royale. En effet, jaloux de ses prérogatives, le procureur, dès que l’occasion lui en était donnée, n’hésitait pas à taper dans la fourmilière. Alors c’était toujours lui, Joseph Quintin, qui encaissait le premier choc. Ainsi gardait-il un souvenir cuisant de sa dernière ambassade chez un certain Henri de Beauvallon, enseigne de vaisseau à bord de la Furieuse.

Les faits pourtant, une simple rixe dans un bouge, étaient des plus bénins.

L’officier l’avait reçu dans son antichambre avec toute la morgue, toute la suffisance qu’un officier de la royale pouvait montrer pour un simple robin. D’emblée, il l’avait couvert d’injures, puis, après s’être muni d’une paire de pincettes, il l’avait jeté à la rue avec sa citation à comparaître.

— Qu’est-ce à dire, faquin! Crois-tu qu’il convienne à un bougre comme toi de m’assigner quoi que ce soit?

Quintin avait encore ses hurlements dans les oreilles et, à la simple pensée de devoir retourner chez un de ces furieux en épaulettes, il sentait son cœur se contracter dans sa poitrine.

Le procureur du roi, après avoir tisonné fiévreusement son feu, cessa d’arpenter de long en large son cabinet. Il regagna sa table de travail, plongea rageusement sa plume dans l’encrier, puis se mit à écrire. 

Le procureur du roi, après avoir tisonné fiévreusement son feu, cessa d’arpenter de long en large son cabinet. Il regagna sa table de travail, plongea rageusement sa plume dans l’encrier, puis se mit à écrire.

— Un empoisonnement, rugit-il en posant son large paraphe au bas du document. Et l’on voudrait celer cela à la justice du roi! Vraiment, ces messieurs ne manquent pas d’air. Monsieur Alexis labbé de Legezent ne supporte plus que l’on marche ainsi sur ses brisées ajouta-t-il en parlant du sénéchal. Vous allez de ce pas porter ceci rue de la Rampe, au domicile du sieur Claude de Noz, lieutenant sur le Zéphyr. Vous ne manquerez pas en même temps d’aller rappeler au gouverneur du château qu’il est sous notre juridiction et vous lui signifierez la prise de corps des dénommés Jean Mor et Louis Rodin.

Au grand soulagement de Joseph Quintin, Claude de Noz reçu la convocation sans sourciller.

— Dites à monsieur le procureur que je suis son serviteur et que je lui apporterai en temps voulu tous les éclaircissements qu’il souhaite, dit-il en prenant le papier.

Bien qu’il sache que la réponse était insuffisante et que le procureur allait le houspiller, Quintin, content de s’en tirer à aussi bon compte, serra son portefeuilles contre sa poitrine puis, du pas embarrassé d’un homme qui ne sait que faire de son corps, s’enfuit vers la sénéchaussée.

Comme il s’y attendait, le procureur l’accueillit plus que sèchement.

—Je ne vous ai pas envoyé chez cet homme pour un échange de politesse, gronda-t-il furibond, mais bien pour lui faire savoir qu’il doit se présenter ici à la date que je lui ai fixée par écrit et non «en temps voulu»!

Ce n’était pas l’impasse, mais Monsieur Bergevin se voyait contraint à l’épreuve de force avec tous les dangers qu’elle comportait.

Branle-bas de combat le lendemain matin dans les geôles du château. Le sénéchal avait décidé de mener en personne les premiers interrogatoires de Jean Mor et de Louis Rodin. Non qu’il n’accordât pas sa confiance à François Bergevin. Au contraire. Il estimait au plus haut point le procureur, mais, en cette circonstance, il pensait qu’il lui fallait marquer, par cette démonstration d’autorité, toute la réalité de son domaine d’intervention.

Alexis Labbé de Lezerzent se montra patelin, vraiment paternaliste. Les nègres, n’est-ce pas, ne sont-ils pas de grands enfants!

— Est-il vrai, mon garçon, demanda-t-il à Jean Mor que l’on avait tout de même attaché par les poignets et les chevilles à la paroi, que tu as tenter d’empoisonner ton maître et sa logeuse?

Jean Mor ne connaissait pas la dissimulation. Son âme était simple et modeste. Il avoua sans penser une seconde que sa spontanéité pouvait lui valoir une quelconque indulgence.

— Mais, ajouta-t-il avec une naïveté non feinte, mon maître et la dame n’ont pas été incommodés. Aucun des deux n’est mort.

Le sénéchal ne chercha pas à enfoncer le clou. Au fond, les aveux personnels de Jean Mor ne l’intéressait pas. Sa responsabilité, pensait-il, n’était pas dans la basse police, mais de prouver ou d’infirmer la rumeur. Pour des raisons sans rapport avec l’affaire, mais politiques et liées, une fois de plus, à l’Angleterre, le Brillant n’avait pas pris la mer. Du coup, le comte de Grasse était retourné faire sa cour à Versailles. Cependant, les suites du dossier pouvaient être fâcheuses pour lui si l’enquête confirmait que son domestique était le distributeur du poison supposé trucider tous les blancs honorables de Brest. Quel scandale s’il s’affirmait qu’un homme aussi important avait des empoisonneurs chez lui! Le sénéchal en était horrifié d’avance et ses questions se firent très précises.

Rodin s’était-il servit de ses graines chez Maître Jans? Esclaves, libres, mulâtres et autres espèces de nègres ne s’étaient-ils pas, en quelque endroit, en quelque temps, plaints de leurs maîtres et dans ce cas, ne s’étaient-ils pas entretenus des moyens pour s’en débarrasser? 

Les réponses spontanées des deux noirs confirmèrent Monsieur Labbé de Lezerzent dans la conviction qu’il s’était déjà faite qu’il n’y avait pas de complot de nègres à Brest : cependant, il savait, que pour éteindre la psychose qui enflammait la ville, les mots seraient loin de suffire. Pour l’éradiquer, il lu fallait la prendre à bras le corps. Il n’y avait pas d’autre moyen pour éviter qu’elle navigue au gré des intérêts particuliers.

Le sénéchal décida donc sur l’heure d’enclencher, comme lui seul en avait le pouvoir, une procédure criminelle sur l’unique base d’un bruit échappé par mégarde, place des Médisances, à un perruquier retiré des affaires.

 ©José Le Moigne
L’esclave du Ponant
Janvier 2014  

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