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L’esclave du Ponant / La tentative
(en écriture)

José Le Moigne

Jean Mor essaya deux fois, les deux en pure perte. Le lundi, il introduisit trois des piments des bois dans le poulet qu’il avait mis à rôtir. Monsieur de Noz était un homme à deux vitesses. Sobre d’ordinaire, il ne se retenait plus lorsqu’on lui présentait de la volaille. C’est-à-dire s’il dévora le poulet presque en entier. On s’imagine Jean Mor, guettant l’effet du poison sur la personne de Claude de Noz. Allait-il être pris de convulsions, s’agiter comme saisit par le haut-mal? Allait-il baver, vomir, se vider du haut comme du bas? Allait-il, le visage congestionné, s’étouffer en se tenant la gorge? Allait-il s’écrouler, la peau violette et les orbites éclatées et mourir, dans un brutal chuchotis, comme un feu sur lequel on a jeté de l’eau? Rien de tout cela. Monsieur de Noz plissa les yeux de contentement, avala un verre de vin, puis se servit un autre qu’il dégusta. Vraiment, cela crevait les yeux, il avait apprécié son repas. Il ne demandait qu’à recommencer.

— Demain, commanda-t-il, prépare moi un pigeon et, surtout, ne lésines-pas sur les épices!

— Je vais mettre six piments dans la bestiole, se dit Jean Mor. Et plein de miel aussi. J’en suis certain, Monsieur de Noz va s’écrouler dès la première bouchée. Raide mort, sans tambour ni trompette!

En fait de fanfare, ce fut un petit air bucolique de berger amoureux qui siffla Monsieur de Noz le pigeon avalé.

— Mon gaillard, tu t’es surpassé, roucoula-t-il en direction de son esclave. Tes épices sont divines et ce mélange avec le miel digne de la table du roi! Un cuisinier comme toi, on ne le partage pas. On le garde pour son propre plaisir.

— Non seulement il n’est pas mort, pensa Jean Mor, mais il veut me garder avec lui pour l’éternité. Il faut que j’en parle à Louis. En vérité, ses graines ne servent à rien.

—Tes piments ne valent rien, dit-il à Rolin après l’avoir cherché et trouvé en se rendant au marché des Sept-Saints acheter la poularde que Claude de Noz avait réclamé pour le soir. Je m’en suis servi à deux reprises et le lieutenant est toujours vivant et plus gaillard que jamais.

S’il était étonné, surpris sans doute et avant tout déçut, Rolin ne le montra guère.

— Tu sais, dit-il d’une voix qui se voulait convaincante, ces graines voyagent avec moi depuis bien des années et, sans toi, elles seraient encore à l’abri dans mes poches. Sans doute sont-elles si vieilles que leur peau durcie empêche le poison de s’évader. Eh bien, prépare-lui une poularde farcie. Bourre-la de tout ce que tu voudras. Dis-lui que c’est une farce à la manière des îles et, au moment de la malaxer, tu rajoutes les piments des bois que tu auras pris soin de bien piler. N’oublies-pas de te laver les mains si tu ne veux pas accompagner ton lieutenant sur les rivages de l’enfer!

Cela sentait le ragoût dans l’escalier. Tout en se livrant à son occupation favorite qui était de suivre de sa fenêtre les passants, Madame de Plusquellec surveillait son repas qui mijotait dans la cheminée, dans un chaudron qui reposait sur un trépied dans l’âtre.

— Dieu du ciel, s’exclama Claude de Noz mis en présence du sinistre. Voilà une étrange soupe! Eh bien, ma bonne, il ne vous reste plus qu’à glisser dans un panier deux ou trois flacons de ce vin que vous me faîtes goutter la semaine passée et à venir partager mon repas.

— Monsieur, je vous prends au mot, minauda la commère toujours ravie de partager l’intimité des autres. Laissez-moi juste le temps de me faire belle.

— Madame, est-il besoin, badina Claude de Noz avec cette courtoisie légère mise à la mode par les roués du temps de la régence.

Cela aurait pu être charmant. Dans ses dentelles et ses bijoux Madame de Plusquellec avait un regain de jeunesse et Claude de Noz, dans son uniforme du Grand Corps, avait fort belle allure. Le plus embarrassé était Jean Mor. Non qu’il se sente godiche à faire le service, mais si c’était une chose que d’empoisonner le lieutenant, entraîner dans sa mort Madame de Plusquellec, même s’il avait de bonnes raisons de la haïr, était une autre affaire. Mais, n’est-ce pas, comme le disent les blancs, quand le vin est tiré, eh bien il faut le boire.

Jean Mor servit le potage puis des huîtres et tout se passa bien ; puis vint le moment de la poularde. Elle était ronde et dodue, blonde comme du caramel d’avoir été si bien rôtie.

D’ordinaire, lorsque Jean Mor lui présentait une volaille, Monsieur de Noz la découpait lui-même. Mais aujourd’hui, en présence de Madame de Plusquellec, il voulut faire son homme du monde.

— Eh bien, maraud, éructa-t-il en direction de Jean Mor. Qu’attends-tu pour découper cette poularde!

— Tout de suite, Monsieur, répondit le jeune noir en saisissant sur la déserte le grand couteau à découper.

Soudain,Madame de Noz, qui s’alanguissait sur sa chaise cannelée, eut un brutal haut de cœur.

— Ses mains! Ses mains ! s’écria-t-elle avec terreur.

— Quoi ses mains?

— Mais avez-vous vu comme elles sont noires!

— Ma bonne, ironisa Claude de Noz, n’est-ce pas naturel!

—Vous ne voyez-pas comme elles sont repoussantes? Elles sont noires de crasse!

En effet, à force de tisonner les braises, la suie et la poussière s’étaient glissées sous les ongles de Jean Mor et chacun de ses doigts ressemblait à un petit Lucifer coiffé d’une couronne funèbre.

Terminé le marivaudage. Si gourmand la seconde d’avant le lieutenant se contenta de piquer du bout de sa fourchette un morceau de suprême qu’il picora sans conviction. Après s’être faite très longuement priée, Madame de Plusquellec se servit une petite cuillerée de farce qu’elle avala en se tordant la bouche. Pour sa part, Jean Mor, après avoir vacillé sous la violence de l’attaque, recula jusqu’à la cheminée, s’appuya au manteau et se figea en attendant la suite. Combien de temps lui faudrait-il encore supporter ces humiliations qui le mettaient plus bas que le petit chien de la veuve. Bien-sûr, diront les Philistins, ce n’était quand même pas la flagellation, ni le marquage au fer rouge, ni le supplice des quatre piquets, ni le tonneau garni de clous que l’on fait rouler sur une pente, ni la mutilation ni le collier de servitude. Ce n’était pas non plus l’affreuse pimentade que l’on verse sur les plaies à vif prétendument pour les cautériser. C’était pire. Oui, ce huis-clos tragique où il n’avait d’autre perspective que la totale soumission était bien pire que la plus épouvantable des inventions que les maîtres étaient capables d’inventer pour tourmenter les pauvres nègres. Comme il aurait voulu se jeter sur la veuve, la traiter comme elle le méritait de sac d’immondices, d’outre gonflée de vanité, d’oie stupide et caquetante! Comme il aurait aimé se saisir de ce cou grassouillet et le tordre jusqu’à faire les mots qu’elle avait prononcés dans cette gorge vénéneuse; mais il ne le pouvait pas. Il lui fallait baisser l’éclat de son regard meurtrier, refréner son élan, attendre et espérer que les piments des bois lui rendent enfin justice.

Et,soudain, il crut être exaucé. La veuve, écarlate, se mit à transpirer à grosses gouttes, dit qu’elle se trouvait mal et, titubante, en s’agrippant maladroitement à la rampe de l’escalier, regagna son appartement où, pour conjurer les vomissements qui la secouaient en rafales, elle bue force tasses de thé. Enfin, épuisée, elle plongea au bout d’une heure dans un sommeil agité où elle voyait Jean Mor, les ongles en deuil, lui enfourner, de force dans la gorge, la portion de volaille qu’elle avait refusé.

Le lieutenant ne valait guère mieux. Saisit par un violent feu d’entrailles, il s’excusa auprès de ne pouvoir accompagner jusqu’à chez elle Madame de Plusquellec.

— Pardon, ma bonne, dit-il en balbutiant tant les mots étaient difficiles à venir, ce sont là les effets d’une certaine maladie que j’ai contacté aux cours de mes voyages.

— Et maintenant, ordonna-t-il à son esclave dès qu’ils se retrouvèrent seuls, prépare-moi cette tisane dont tu as le secret. Je vais me mettre au lit.

Il s’endormit presque aussitôt. L’histoire ne dit pas s’il rêva lui aussi de Jean Mor. Ce qu’elle atteste cependant c’est qu’il ronfla, non comme un bienheureux, mais comme un soudard contraint de dormir sur le champ de bataille, enveloppé dans une capote boueuse où la pluie, qui les avait accompagnée pendant leur longue montée vers l’ennemi, s’insinuait par toutes les coutures.

Au bout d’une heure, ce fut le silence complet.

— Sans doute, pensa Jean Mor qui de son réduit épiait tous les signes de vie venant de la chambre de son maître, le poison a-t-il mis plus de temps que prévu pour faire son effet?

Certain d’y trouver dans une poignée d’heures Claude de Noz déjà froid, Jean Mor résolu d’attendre le matin avant de faire quoi que ce soit.

 ©José Le Moigne
L’esclave du Ponant
Novembre 2014  

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