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L’esclave du Ponant
(en écriture)

José Le Moigne

Saint Pierre

Saint-Pierre aux pieds de la Pelée. Photo F.Palli.

Bien que l’on ne sût rien de ses parents, on le disait descendant d’un ancien roi de la mythique Afrique et Jean, esclave sur l’habitation l’Étoile à Saint-Pierre de la Martinique, n’était pas loin de se croire d’extraction royale et peut-être divine.  Il avait dix-sept ans et dans l’univers sauvage de la plantation, malgré tout, que l’on soit maître ou esclave, dix-sept ans restait l’âge des rêves et des supputations. Qui aurait pu l’en empêcher? Depuis qu’à peine sevré on l’avait arraché à sa mère, il vivait dans la grande case, nourri, choyé, et caressé à la manière d'un animal de compagnie que l’on mignote tant qu’il s’abstient de tirer sur la laisse. Ainsi n’avait-il jamais connu la morsure du fouet ni l’horreur du travail dans les champs de cannes qui vous rendent plus bas que n’importe quelle bête de somme mais laisse intacte cette capacité de révolte que les bêtes n’ont pas et qui, en permanence, faisait trembler les maîtres les rendant toujours plus durs et plus impitoyables. Il n’était pas aveugle au point de l’ignorer, mais repu dans sa tranquillité de nègre domestique, il se croyait à jamais préservé et, jamais, l’envie de marronner dans les savanes et dans les mornes, au risque d’être repris et livré aux tourments les plus horribles voir à la mort où la mutilation, ce qui était presque toujours le cas, ne l’avait jamais traversé. Il parlait le créole, langue que partageaient esclaves et les maîtres, mais, par imprégnation comme on dit aujourd’hui, au contact quotidien des blancs, il savait assez de français pour, comme il eut à s’en rendre compte par la suite, pour se faire comprendre des marins et du peuple des ports. Il excellait dans la conduite des chevaux, servant, depuis peut-être ses dix ans, de cocher à son maître Monsieur Laverdin de l’Étoile.

Cependant, sa principale fonction, depuis qu’il était un jeune homme fin et intelligent et trop âgé pour servir de jouet aux enfants, était d’être son valet de pied, également son valet de chambre, voir, à condition qu’il s’abstienne de donner son avis, un peu son confident. Il n’ignorait rien de son état de servitude, mais, contrairement aux nègres agricoles, il se croyait un avenir. Monsieur Laverdin de l’Étoile, un jour qu’il le conduisait en calèche, lui avait dit, au débouché de la rivière Roxelane, alors que leurs regards embrassaient l’ensemble de la rade de Saint-Pierre, qu’un jour, il serait libre. Lui, affranchi, comment ne pas le croire? Le maître le plus cruel ne joue pas avec ça. C’était un de ces jours lumineux où tout semblait possible. La rade était comme un miroir dans lequel se reflétait un ciel si pur qu’il ressemblait au paradis. Derrière eux, couronné de nuages de chaleur, le volcan ressemblait à un géant, bonasse et débonnaire, plus protecteur que menaçant. Surtout, ils étaient tous les deux fascinés par les voiliers, petits ou grands, venus du monde entier, qui ressemblaient à ces poissons volants qui éclataient à la surface de l’eau en éclairs brefs qui ne faisaient que souligner l’intense tranquillité de l’instant qu’ils vivaient. Certes, Jean n’avait de la poésie que des notions bien archaïques, mais cette rade, encadrée par des montagnes escarpées mais tellement verdoyantes qu’elles ressemblaient à des cascades, lui rappelait la cassette recouverte de velours émeraude dans laquelle Madame Levardin de l’Étoile enfermait ses bijoux.

Levardin de l’Étoile mis une main en visière et désigna une frégate qui sommeillait à quelques encablures du quai où s’entassaient des futailles de rhum, des boucauds de sucre, des sacs de café, et des marchandises de toutes sortes.

— Le Zéphyr, dit-il, à mis à l’ancre hier en fin d’après-midi. Un de mes cousins de Bretagne y sert en qualité de lieutenant. C’est lui que nous venons chercher. Il va passer quelques jours à L’Étoile avant de ré-embarquer. C’est pour nous un honneur que d’accueillir un officier du roi.

Bien sûr, il ne le demanda pas, mais Jean compris à demi-mots que son maître comptait sur lui pour rendre agréable le séjour de son parent à la plantation. C’était très intuitif, mais il savait que des liens mystérieux unissaient la caste des planteurs avec les gens venus de France et qui y retourneraient. Il y avait ceux qu’on ne regardait pas, ceux que l’on tenait à l’écart, mais surtout ceux que l’on recevait avec tous les égards dus aux personnes d’influence. Les Messieurs du commerce étaient de loin les plus considérés.

Au même instant, on entendit des commandements à bord de la frégate et un canot, descendu par des poulies, se détacha du flanc noir qu’une bande jaunet décorait à hauteur des sabords. Jean ne porta guère d’attention, ce n'était pas pour lui un spectacle nouveau, aux quatre rameurs qui arrachaient la barque à la mer endormie, mais concentra son regard sur l’homme en habit bleu et en culotte rouge, au chef surmonté d’une perruque blanche, qui se tenait, le chapeau à la main, à l’avant de l’esquif.

— Certes, c’est un marin, mais pas des plus habiles, se dit-il en observant la manière un peu pataude avec laquelle il sauta du canot pour atterrir sur le quai.  

©José Le Moigne
L’esclave du Ponant

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