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Le pion

José Le Moigne

 

 

 

 

 

Brest 1966, match professeurs-élèves.

pion

En ce temps-là, ma vie se déroulait tout en entier dans un étroit triangle où, comme autant de bissectrices, aboutissaient trois rues. L’avenue Duquesne où se trouvait la faculté de lettres, la rue de Kérabécam avec l’hôpital Morvan et l’école d’infirmières, la rue Augustin Morvan où le bar Le Tom Pouce me servait de résidence secondaire. Pour la première fois j’avais un peu d’argent, pour la première fois je goûtais à la liberté. Je n’y étais sans doute pas tout à fait prêt, mais dans le fond, qu’importe. Je me sentais en parfaite symbiose avec mon âge et mon époque et c’était l’essentiel.

Côté boulot, c’était la même chose. Je n’irais pas par quatre chemins. J’étais heureux d’avoir été nommé dans mon quartier, mais je n’ignorais rien de la réputation de la boutique. Un centre d’apprentissage des métiers du bâtiment, côté fréquentation, ce n’était pas très différent des internats, foyers ou autres lieux que j’allais pratiquer toute ma vie professionnelle. Gamins paumés, gamins caractériels, gamins flirtant souvent de près avec la délinquance − plus tard carrément délinquants −, gamins sur qui les coups de gueules étaient inopérants, à moi de ne se considérer que comme un garde chiourme. Dans ces conditions, pas facile de sortir du cocon d’une maman créole. C’est donc le cœur battant, et pas du tout certain de moi, que j’ai pris pour ainsi dire livraison des cinquante-quatre apprentis du dortoir quatre qu’il allait me falloir encadrer de dix-huit heures le soir jusqu’à huit heures le matin. Je pourrais vous citer chacun des noms de ces gamins, et même la place de leur lit. Il me suffirait pour cela de consulter le plan ronéotypé que j’ai gardé dans mes archives. Je me garderais bien de vous faire le coup du que sont-ils devenus? Des grands-pères aujourd'hui, mais je m’en fiche royalement. L’éducateur n’a pas se poser ce genre de question.

À chaque jour suffit sa peine, c’est un réflexe de survie.

Je n’étais pas non plus Le petit chose. D’accord, rapport à ma crinière afro, les gosses m’avaient surnommé boule, mais ça s’arrêtait là. À ma grande surprise, je fis preuve tout de suite d’une parfaite maîtrise. Dès lors, certain de l’affection et du respect de mes élèves, j’outrepassais mon rôle. Le surgé n’appréciait guère mes discussions avec les gosses mais, comme mon dortoir était de loin le mieux tenu et que la discipline était sans faille au réfectoire et en étude, il n’avait d’autre solution que de faire le gros dos et de ronger son frein en attendant la faille. Elle s’ouvrit au début de l’été quand l’étude du soir fut remplacée par une longue récréation précédant le coucher. Que peuvent bien faire des gamins de quinze dans une cour de récréation sinon organiser des matchs de football; et que peut faire un jeune homme au sang chaud sinon y prendre part, voir les organiser! Avec toute la solennité du monde, je veux le jurer ici, il n’y avait de ma part aucune provocation et, j’affirme, avec la même solennité, que les élèves n’y voyaient aucune recherche de familiarité ou de complicité. Cela dura une petite semaine au bout de laquelle le surgé, assuré de son droit, me convoqua à son bureau.

Quel plaisir aujourd’hui de citer mot pour mot notre conversation.

− Monsieur, vous n’êtes pas payé pour jouer au football avec les jeunes, mais pour les surveiller!

− Monsieur le Surveillant Général, je ne les surveille pas moins en jouant au ballon avec eux. Je pense même accomplir un geste éducatif.

− Monsieur, laissez la pédagogie aux professeurs! Dès demain, vous vous bornerez comme vos collègues à faire le tour de la cour.

− Certainement pas!

− Très bien, je vous colle un rapport aux fesses.

Voilà comment, une semaine plus tard, sans autre forme de procès, je recevais de l’Académie un courrier qui m’infligeait un blâme pour la forme; la seule sanction jamais reçue dans ma carrière de fonctionnaire.

José Le Moigne
Inédit

boule

 Viré monté