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La montagne rouge 8

Ils arrivent!

Extrait

José Le Moigne

Montagne rouge 8

Photo José Le Moigne.

Qu’il s’appelât Gunther, Franz ou Herman n’avait aucune espèce d’importance. Le jeune homme à moto, casqué de fer et harnaché en guerre, qui précédait de quelques mètres à peine les command-cars des officiers et les camions débâchés de la troupe, était le premier allemand à entrer victorieux dans Scrignac.

Les camions se rangèrent et les soldats, obéissant aux ordres brefs et gutturaux et aux coups de sifflets, s’alignèrent, impeccables, devant les véhicules. Les anciens du village, les vétérans de l’autre guerre, ne reconnurent pas, dans cette volée de prédateurs aux serres impérieuses, les paysans tellement semblables à eux, qu’ils avaient combattus vingt ans auparavant.

Ceux-là dont on pouvait dire:

— Sûr, à c’t’heure, plutôt que de nous canarder, qu’ils préféreraient être aux moissons ou à soigner les bêtes.

On aurait pu se donner la main, travailler côte à côte, le torse nu, avec cette poussière de blé qui vous colle à la peau, pénètre les poumons et se mêle à la barbe, hirsute, que l’on ne rase que le dimanche, juste avant de se rendre à l’église ou au temple puis de s’asseoir, visite rituelle,  à l’auberge où l’on refait le monde autour d’une bolée de cidre frais ou un cruchon de vin du Rhin.

Ceux d’aujourd’hui, longs et minces comme des lames de sabre, avaient dans leur regard, aigu sous le casque d’acier, cette fiévreuse attente qui n’appartient qu’aux conquérants. Ils venaient de Morlaix déclarée ville ouverte et, mâchoire d’une tenaille qui ne tenait qu’à se refermer, fonçaient sur Brest dont ils savaient que les défenses dérisoires ne les détourneraient pas longtemps de leur but, s’emparer du port et empêcher la flotte, ultime force vive d’une nation en plein délitement, de décarrer vers les Antilles.

D’une fenêtre de la mairie le sieur Barbier, maire de la commune depuis 1935, regardait ses administrés s’approcher, timidement d’abord, puis de plus en plus hardis, de la troupe au repos. Comment aurait-on pu, avec nos mousquetons d’un autre âge, nos bandes molletières raidissant le pas de nos soldats, nos canons impuissants tractés par des chevaux, mettre à bas ces Siegfried à présent arrêtés sur la place, mitraillette en sautoir. Oui, se demandait le maire, comment aurait-on résister à l’armada des tanks, à la noria des voitures blindées, à l’infernale ronde des side-cars, des autos-mitrailleuses, aux camions innombrables frappés d’emblèmes teutoniques, sans parler des avions qui, depuis la veille, passaient sur la montagne avec la densité d’un vol d’étourneaux à l’entrée de l’hiver!

Inquiet, le maire n’en croyait pas ses yeux. A des signes qu’il connaissait très bien il voyait que ses concitoyens, assommés au début, mais fidèles à présent à leur réputation de fortes têtes, n’entendaient pas accueillir, sourire aux lèvres et des fleurs à la main, cette horde de rapaces qui s’abattait sur la bourgade. Ce n’était pas l’affrontement, mais les bouches se tordaient, les regards flamboyaient, l’hostilité se lisait sur les lèvres. En face d’eux la soldatesque, maintenue par la discipline, ne bronchait pas mais Barbier le savait, il suffisait d’une étincelle et cela changeait tout. À présent il devait changer son attitude. Son devoir n’était plus de protester à sa façon en refusant de quitter son bureau. Il se devait d’éteindre, avant qu’un simple courant d’air le transforme en bucher, l’incendie qui couvait. Le voilà donc qui enfile sa veste, ceint son écharpe tricolore et descend dans l’arène. Sur la place, un groupe d’officiers aux uniformes rutilants commentait une carte posée sur le capot d’une décapotée. Le général qui les commandait, le regard dur sous sa casquette plate, ne répondit qu’à peine au salut de l’édile. Barbier se liquéfia. Tant de mépris l’annihilait. Pourtant, l’énervement gagnant, il se devait, sans davantage baragouiner, calmer les boutefeux.  Par chance, la halte s’achevait. L’état-major avait rangé ses cartes. L’éclaireur enfourcha sa moto. Les moteurs ronflèrent et la colonne, dans le vacarme assourdissant des chenilles laminant le bitume, pris son élan en direction du Huelgoat. À nouveau on négligea de saluer le maire mais celui-ci, loin de s’en offusquer, salua le départ de la troupe par un profond soupir. On n’en était qu’au premier jour, mais cela promettait. 

©José Le Moigne
2012

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