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La montagne rouge 4

La mère

Extrait

José Le Moigne

 

 

 

 

 

 

 

 

Photo Christine Le Moigne-Simonis.

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Quel temps faisait-il donc quand il naquit, au pays des primeurs,  le 3 septembre 1877. Libérée des grosses chaleurs de juillet et des orages d'août, la Bretagne, à la fin de l’été, revêt à petits pas sa parure d'automne. Les bruyères commencent à rouir, les landes se parent de velours tendre et le ciel, un des plus admirables que l'on puisse contempler de par le vaste monde, prend ses couleurs d'aventure qui font que les bretons, même s'ils ne doivent jamais quitter leurs chemins creux, sont toujours en avance d'un rêve. L'abbé, pas plus qu’un autre, ne pouvait se soustraire à ces brusques échappées, ces tourbillons de l'âme, ce goût pour la mélancolie qui vous imprègne et vous habite comme, tour à tour, le flux et le reflux habillent et déshabillent les abers. Tout au plus s'efforçait-il de les maîtriser.  Ainsi, au cours de ses périples journaliers qui, hélas, tenaient davantage du chemin de croix que des joyeuses processions de la Fête-Dieu, l'abbé revisitait sa vie.

Son père tenait une ferme, si trop modeste ni trop grande, à Plouarzel, sur le hameau de Kérempré. Vaillant et pieux, c’était un de ces hommes habillés de cosmos et qui ne se sentent jamais seuls tout au long de leur vie. Dès qu'il empoignait les manchons de sa charrue, qu’il graissait le cuir de ses harnais des chevaux, ou, encore, qu’il aiguisait sa faux, la chaleur de tous ceux qui avaient tenu ces outils avant lui, générations dissoutes dans la nuit, mais qui vivaient en lui, le traversait. Ainsi, lorsqu’il menait ses bêtes dans les labours encore fumants, les mots d’amour qu’il leur disait, que la pudeur lui faisait refuser à sa femme, allaient autant à ces vaillants compagnons qu’à son père parti aux dernières moissons. À son grand-père aussi, tad koz vénéré qui et reposait, depuis dix ans déjà, à l'ombre du calvaire. Alors, il se disait que son fils, ce petit Yan-Vari que l'on avait fait ondoyer dès sa naissance par crainte qu'il n'arrive malheur avant le jour de son baptême ainsi qu’il arrivait, hélas, trop souvent en Bretagne, prendrait, quand le moment serait venu, sa place, à l'endroit même où il l'aurait laissée Tout était à sa place. Il était jeune et robuste, sa femme était vaillante et gaie et le petit Yann-Vari, rayonnant dans ses langes, comme un enfant Jésus était le gage d'un avenir paisible et laborieux. Il en était certain, d'autres enfants, bientôt, agrandiraient le clan. Que pouvait-il lui arriver? Il vivait sa jeunesse et se croyait invulnérable.

Mais le diable, jaloux comme on ne le sait du bonheur des humains, guettait sur le chemin.

Yann-Vari venait d’avoir huit mois. L'hiver avait été doux et pluvieux. On avait espéré que mars et son soleil nouveau assècherait la terre trop grasse pour être travaillée, mais le printemps tardait. Après un bref épisode neigeux la pluie avait repris. Les bouquets de lait, les boutons d'or et les jacinthes avaient fleuris, mais, noyées dans la boue des talus et les mares des champs, elles ressemblaient à des plantes lacustres. Gage de sa confiance inébranlable, le père, qui connaissait pourtant les conséquences d'une mauvaise récolte, gardait sa bonne humeur. C’est entendu, qui pouvait dire le contraire, on allait prendre du retard, mais, les forces que l'on accumulait, il en était certain, allaient bientôt trouver à s'employer. Sans doute après les saints de glace. Il suffisait d’attendre. Jamais la bonne terre du Léon n'avait trahi les siens.

Pourtant, la mère avait pris froid. Quelques jours avant Pâques une mauvaise fluxion avait noyé ses bronches. Le médecin, c’était plutôt pour le château et pour les riches. Néanmoins, on l’avait appelé. En pure perte. D’abord, on voyait bien qu’il répugnait à parler le breton et, eux-mêmes, malgré leur attention, avaient bien du mal à le suivre. On s’était vite perdu dans ses médications. Alors, on s’était conformé à l’usage. On avait fait venir le guérisseur. Pas n’importe lequel, celui de Lannilis.

Comme d’habitude Callarec semblait d’humeur massacrante. Personne n’y prêtât attention. Cela faisait partie du rituel. Il descendit de sa calèche en pestant contre la boue, franchit la porte basse en claquant des sabots ne consentant à voir la malade qu’après avoir lampé, avec force froncement des sourcils, une bolée de lambig1. Curieuse scène des origines propre à réjouir un folkloriste. Le père, nerveux, arpentait sans relâche le sol en terre battue;  le nourrisson dormait paisiblement dans sa nacelle ; Callarec s'agitait comme un grand oiseau noir au-dessus du lit clos où la mère devenue elle aussi une créature de la pluie expulsant, dans une transpiration mortelle,  toute l'eau de son corps.

C’est un moment tragique que celui où le guérisseur doit avouer son impuissance. Callarec haïssait cet instant où son échec personnel devenait celui de toute la confrérie. Selon le cas il s’en sortait par la plaisanterie ou la brutalité.  

Écoutes, mon gars, dit-il en posant sa paluche sur l’épaule du père, ta femme est forte et j’en ai vu beaucoup qui s’en tiraient rétablir quand tout semblait perdu.  Tout de même, vas chercher le curé. Tu le sais comme moi, deux précautions valent mieux qu’une.

Là-dessus, sans demander son dû, il mit son équipage au trot et disparu dans le brouillard. On entendit encore un peu couiner le char à banc, puis ce fut le silence. La nuit les avait avalés.

Dans la salle commune, la mère avait pris son visage d’automne. Ses lèvres n’étaient plus qu’un trait pâle et ses joues, maintenant transparentes, faisaient penser à une lanterne sourde. Toute la famille se regarda avec dans les yeux cette question muette où résidait, à cet instant, entre tous ténu où l’espérance ultime cousine avec le désespoir : était-elle seulement endormie? Quelqu’un devait parler, acter l’irrémédiable, mais personne n’osait. Ce fut la sœur cadette de la morte, celle qui avait porté le nourrisson sur les fonts baptismaux, qui se chargea de rompre le mirage.

— C’est fini, dit-elle d’une voix étranglée, une voix de gorge qui trahissait son émotion.

Elle était dans son rôle. Marraine de l’enfant, sa presque mère selon l’usage, qui sait, et elle devait dès à présent s’y préparer, une fois achevée la période de deuil, deviendrait-elle encore plus. Il n’y avait là aucune malignité, aucun calcul opportuniste, aucune vilénie. C’était comme ça. En ces temps où la mort emportait tant de jeunes mamans, les marraines, choisies plus ou moins pour cela dans la très proche parentèle, prenaient un jour ou l’autre, pour la tranquillité de tous, la place des défuntes et la vie pouvait, sans trop de heurts, poursuivre son chemin.

Yan-Vari ne savait pas pourquoi les choses ne s’étaient pas passées ainsi. Le père était demeuré veuf et si l’abbé pensait se souvenir du doux parfum de sa marraine, jamais il ne s’était substitué à celui de sa mère. 

Qu’importe si son souvenir était plus construit que réel? Bien-sûr qu’il n’était alors qu’un tout petit enfant au sein mais, l’absence d’une vie affective due à son état de prêtre faisait qu’il portait à jamais, de façon organique, le deuil de sa mère. Donc, ce soir comme tant d’autres, il lui semblait revoir le lit-clos, tendu de draps immaculés, où reposait la jeune morte, l’écuelle de lait posée sur la table rustique pour attirer l’essaim des âmes et le miroir, unique coquetterie de sa maman, voilé d’une pièce d’étoffe, blanche comme le reste. À présent, précédée du recteur et des enfants de chœur, la charrette funèbre, tirée par un robuste bidet breton, avançait, en s’embourbant parois, dans le chemin étroit bordé de chênes rabougris, qui menait de la ferme à l'église du bourg et l’abbé entendait, mêlé aux vents tournants qui déchiraient la lande, le chœur tremblant des paroissiens accueillant la dépouille.  

Evit adori Doue
M'hoc'h ma doue, ma c'hrouer
Hirio ha keit ha ma vevinn
Ho servicha humbl a fell d'inn
Evit trugare kaat Doue

Combien de fois avait-il fait répéter ce cantique aux petits comme aux grands! Or, voilà que dans son esprit il se mêlait aujourd’hui aux raclements de pelle du fossoyeur comblant la fosse de sa mère dans l'enclos paroissial et leur faisait écho. Alors, tandis que le froid lui broyait les orteils et raidissait son pas, l’abbé, comme en cette nuit terrible où, pour un suprême adieu, on avait approché son petit corps de celui glacé de sa maman, chercha, au plus profond de lui, l’apaisant souvenir des bras de sa marraine.

© José Le Moigne
2012

 

 

  1. Lambig : Eau de vie de pomme.

 Viré monté