Potomitan

Site de promotion des cultures et des langues créoles
Annou voyé kreyòl douvan douvan

La montagne rouge 30

Le bombardement

José Le Moigne

Installé dans la voiture de tête le lieutenant parcouru du regard les blindés de Bardell qui dressaient sur la place leur gueules de sauriens prêts à happer leur proie. Alors, pliant le bras à angle droit il l’actionna trois fois pour donner le départ. Les moteurs rugirent, les camions commencèrent d’avancer et les blindés, dans un féroce couinement qui fit trembler les murs, leur emboîtèrent le pas.

Cinquante kilomètres pour rejoindre Scrignac. C’est court, même si les routes sont tortueuses, mais c’est aussi très long pour les villages traversés qui attendent le pire. N’est-ce pas, un hangar incendié au passage, un tir de mitraillette lâché pour le plaisir, un vieillard renversé, une fille violée; c’est si vite arrivé. N’était-ce pas à Bolazec qu’une patrouille en goguette avait mitraillé un paisible troupeau! Alors, partout sur le chemin de la colonne, on se cachait dans les maisons, on fermait portes et volets, et on n’en ressortait qu’après s’être assuré que le dernier blindé était passé et ne risquait pas de revenir.

Scrignac, non plus, n’avait pas attendu l’arrivée de la horde. Dès le départ de l’escorte on s’était concerté. On avait déserté la ville et seul le maire, chargé du lourd secret que Manac’h lui avait confié juste avant de mourir, l’emplacement des corps des collecteurs allemands, demeurait à son poste. Fardeau terrible pour cet homme que rien n’avait préparé à pareil dilemme. Quelle attitude tenir lorsque la troupe serait là? Dire? Ne pas dire? Se décharger d’un seul coup ou bien tergiverser? Quelles seraient les conséquences de l’une ou l’autre décision? Par chance, si on peut dire, il n’eut pas à se tourmenter longtemps. Des bottes claquèrent dans le couloir. La porte s’ouvrit avec fracas. L’officier apparu dans la violence du contre-jour.

— Où sont les corps de nos camarades?

Le maire ne faisait pas le poids et le savait. Il cracha le morceau. Au fond, n’était-ce pas la mission qu’on lui avait déléguée?

La horde commença par piller les maisons puis, après avoir fait table rase des biens des Scrignacois, fonça sur Le Huelgoat. S’emparer de la gendarmerie ne fut qu’un jeu d’enfant. Maintenant, les mains libres, ils se répandirent sur le pays comme une nuée de sauterelles. On se serait cru revenu au temps des invasions vikings, de la guerre de cent ans. Ce n’étaient plus des militaires, mais les Grandes Compagnies, les Colonnes infernales de Thureau qui quadrillaient la montagne et ses contreforts, fauchant, brûlant et fusillant. De temps à autre, histoire d’asseoir sa légitimité, Bardell faisait mettre à mort une grappe de prisonniers mais, la plupart du temps, il laissait à Roedel la bride sur le cou. Si rien ne les arrêtait, bientôt il ne resterait pas âme qui vive de part et d’autre de l’ancienne voie romaine qui va de Landerneau jusqu’à Carhaix. C’en était fait des maquisards de la montagne.

Alors, on décida de faire appel à l’aviation.

Morts pour morts, les Scrignacois étaient revenus s’installer dans les squelettes de leurs maisons détruites. On les avait prévenus de l’imminence des bombardements mais, soit par lassitude, soit par résignation, ils refusaient d’y croire. De bombes alliées qui vous tombent sur la tête et qui pilonnent le peu de bien qu’il vous reste, c’était inconcevable.

Le bourdonnement des hélices à la pointe du jour fut pareil à l’amorce d’un orage d’été.

On ne se posait pas de question dans les carlingues. C’était la guerre, on faisait son boulot. Pour le reste, on verrait ça plus tard. Pour l’heure, l’objectif était clair. Passer, repasser et matraquer les deux écoles qui, selon le renseignement, les Allemands avaient pris leurs quartiers. Hélas, ce que les pilotes ne pouvaient pas savoir, c’est que, ce matin-là, si ce n’était quelques individus retenus par des tâches annexes, l’essentiel de la troupe était dans la montagne.

La première bombe explosa sur la place. L’église vacilla sur ses fondations tandis que le tabernacle tremblait et que la veilleuse de l’autel menaçait de s’éteindre. La seconde éclata dans la rue principale soufflant vitres et murs et faisant teinter sur les vaisseliers encore garnis, comme autant de sonnettes des morts, ces belles assiettes qui ne servent jamais, même pour les jours de fêtes.

La troisième commença à tuer.

Au plus fort du déluge, le grand Miniou, un dadais du Bezenn Perrot qui ne s’était engagé que pour voir, du moins est-ce la défense qu’il présenta plus tard, avait trouvé refuge près des feuillées creusées dans les taillis en lisière du bourg. Il pensait l’abri sûr. Les chiottes, tu penses, les bombes ont autre chose à faire que d’aller les fouiller! Mauvais calcul. Ô symbole! Le souffle d’une bombe enveloppa les gogues et si Miniou n’y laissa pas sa peau, il ne fut pas épargné pour autant. Il ne lui restait plus qu’à trouver un point d’eau pour se débarrasser du manteau de merde qui l’habillait de pied en cap.

Hélas, pas de tragicomédie pour les pauvres gens du bourg. Bientôt le grondement des vagues de bombardiers laissa la place au crépitement des flammes qui rongeaient les maisons. Tout abrutis encore par la peur et le bruit on commença à compter. Vingt-deux habitants de Scrignac et deux soldats allemands gisaient dans les décombres. À midi, aussitôt relayé par Bardell, l’ordre tomba de Pontivy.

— On s’en va, dit le colonel à Roeder qui faillit en avaler sa ration de travers. Nous avons l’ordre de rejoindre le Morbihan. On a besoin de nous là-bas.

— Fort bien, je sais ce qui me reste à faire. Que sait-on de la mairie?

— Elle est intacte. Les bombes l’ont épargnée.

— Très bien. Daigre et Chevillotte avec moi! On va rendre visite au maire.

Quand il vit se pointer les trois hommes, plus arrogants qu’ils ne l’avaient jamais été, le maire, encore sous le choc du bombardement, se dit que tout cela ne finirait jamais.

Roeder prit la parole.

— Nous partons, annonça-t-il de la voix la plus sèche, la plus impérieuse qu’il put trouver, mais ne vous réjouissez pas trop vite. Nous ne foutrons pas le camp sans avoir achevé le travail de vos aviateurs. Il vous reste trois heures pour sauver vos archives!

Chacun son rôle. Coco bel œil avait montré l’étendue de son savoir-faire à la cave. C’était maintenant à Bleiz de mettre un point final.

Laissant ses acolytes rejoindre la colonne qui n’ayant finalement que peu souffert s’organisait pour le départ, le milicien se dirigea, du pas tranquille et nonchalant de celui que sa conscience ne peut plus tourmenter, vers ce qui avait été le bourg. Dans le quadrilatère ruiné, encombré de toutes sortes de débris, de ce qui avait été une cour une vieille femme, à genoux, les yeux exorbités, priait le Seigneur de la protéger on ne savait de quoi. Bleiz avait trouvé ce qu’il cherchait.

— Ah, ricana-t-il en forçant la grand-mère à se mettre debout, vous avez cru devoir assassiner le saint! Eh bien, le vent, comme tu le vois, ne souffle plus pour vous. Suis-moi! Tu seras l’instrument de la vengeance de Yan-Vari Perrot!

Il la traîna, la poussa devant lui, l’obligeant, avec à chaque fois un hurlement féroce, à mettre le feu à tout ce qui restait debout. Ah, comme il portait bien son totem! Bleiz, le grand loup de l’enfer. Bleiz, qui ne se couchait pas devant les flammes.

Plus tard, quand les blindés en tête, l’unité diabolique se retira après dix jours d’occupation, Scrignac n’était plus qu’un amas de cendres d’où montait, dans le ciel d’été, une fumée étrangement paisible. C’était fini. Ils allaient se faire pendre ailleurs. On était ébahis par la brutalité du dénouement car, pas besoin d’être devin pour le savoir, le temps de la fuite éperdue avait sonné pour l’ignoble phalange, semé de terribles exactions, mais maintenant loin de la Bretagne, jusqu’à l’exil en terre d’Irlande pour certains; jusqu’aux tribunaux bretons et le passage par les armes pour les autres. L’avenir? Pas un seul druide de la montagne n’était à même de le deviner. Ce qui était palpable, c’était la force immense qu’exhalait la fumée encore chaude des ruines. Non, cette fois encore, la montagne n’était pas vaincue. Elle renaissait de ses décombres, Plus forte, plus unie que jamais. Quant à la légende, déjà renaissante pour quelques exaltés de Yan-Vari Perrot, on s’en accommoderait. Les Bretons, n’est-ce pas, s’imprègnent toujours de la mélancolie des lieux et, Koat-Kéo, baroque et solitaire en plein cœur de la lande, restait un lieu de haute mélancolie et le curé, comme avant lui Gilles de Rais ou Eder de La Fontanelle, malgré les gages apportés par l’Histoire, en restera toujours nimbé.

©José Le Moigne 2013

boule

 Viré monté