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La montagne rouge 30

Réquisition

José Le Moigne

Lorsqu’ils les virent sortirent de leur voiture camouflée et traverser la place pour se diriger vers la mairie, Pierre Manac’h et ses camarades surent que la minute de gloire qu’ils attendaient venait de leur échoir. Ces deux types, à l’évidence, n’étaient pas des guerriers. Ils n’étaient pas gras mais replets avec cette allure vague de civils égarés que l’on voit aux militaires qui ne quittent leur bureau que pour des missions bien définies.

— Des gars de l’intendance! dit Pierrot.

— Que viennent-ils donc chercher à la mairie?

— Du fric, de nouvelles réquisitions!

— Comme s’ils ne nous avaient pas déjà tout piqué!

— On y va? Les choper à l’intérieur de la mairie ne doit pas être difficile. On sort par la porte de derrière, on leur fait leur affaire dans le parc et on revient peinards! Ni vu ni connu…

S’ils avaient pu imaginer les conséquences pour eux et pour le bourg, cela ne peut faire de doute, ils en seraient restés aux mots. Ce qu’ils voulaient, c’était un coup d’éclat qui bousculerait les consciences pour eux endormies de Scrignac; pas un massacre. Sans doute, avant de passer à l’acte, auraient-ils compris que de désarmer ces deux pépères, de les abattre avec leurs propres armes puis de planquer leurs corps, grossièrement d’ailleurs, sous un amoncellement de branches laissées là par les bucherons, n’était en rien le fait de héros de la Résistance, mais l’acte irréfléchi de jeunes gens inconséquents qui, faute d’avoir su attendre, provoquent ainsi un drame collectif. Si, au moins, faute de pouvoir revenir en arrière, ils avaient terminé le boulot en faisant place nette, c’est-à-dire en ne laissant personne sur place! Mais, à peine avaient-ils reparus sur la place, qu’ils furent accueillis par le feu des mitraillettes du conducteur de la voiture et de l’homme de la gestapo assis auprès de lui. Ils payaient cher leur amateurisme car, si de ne pas avoir neutralisé l’escorte était une grave erreur, s’imaginer que les coups de feu ne l’alerteraient pas relevait de la pure inconscience!

Le chauffeur mit le contact et, dans un crissement de pneus auquel se mêlaient des jurons en allemand, la voiture traversa le bourg.

— Ils vont donner l’alerte, comprit Pierrot pour qui tout s’effaçait déjà.

Une heure plus tard, Roeder, plus raide que jamais, les accueillais à Bourbriac. Il fit asseoir les messagers et appeler Bleiz et Coco bel œil encore tout émoustillés de leur ballade de la veille.

Mon opinion est faite, dit-il à ses interlocuteurs, mais, comprenez que je ne puis agir sans instructions. J’appelle Pontivy.

L’échange entre le lieutenant et sa hiérarchie de l’Etat-Major allemand de Bretagne fut bref et fonctionnel. Roeder fut exemplaire de concision et, rien qu’à le voir battre l’air de la main comme un chef d’orchestre, on pouvait deviner l’autre, le coude posé sur son bureau, tout à la fois attentif et furieux.

— Voilà, c’est entendu, conclut le lieutenant. On m’envoie le colonel Bardell et ses blindés légers. Il prend le commandement mais, attention, pour vous cela ne change rien. Vous continuez à ne prendre vos ordres que de moi. Vous deux, poursuivit-il en direction de Daigre et Chevillotte, occupez-vous des prisonniers! Tirez d’eux tout ce qui est possible et puis videz la cave.

Bleiz exultait. Scrignac n’avait qu’à bien se tenir … On arrivait au terme … Le recteur Perrot allait être vengé!

Très tôt, le matin, Roeder alla frapper à la porte du maire. Yves Le Cosquer, tiré de ce sommeil lourd qui succède à une nuit d’insomnie, enfila sa robe de chambre puis, avec mille précautions pour ne pas réveiller son épouse, entrepris de descendre.

 — Iffig, rappelle-toi, personne n’est jamais venu ici.

Ainsi, partageant comme toujours ses soucis, elle ne dormait pas.

Marie savait que l’officier, qui pouvait est-ce d’autre, venait pour son mari. Oh, ce n’était pas un bien gros résistant, un de ceux qui se verront nantis, la guerre finie, du nom d’une rue ou d’une place! Tout de même, ce n’était pas rien en cette époque ténébreuse que d’avoir, plus d’une fois, ouvert sa maison aux chefs maquisards en tournée d’inspection leur offrant un relais pour le passage des consignes. Voilà comment, en ne bougeant pas de son bureau, en ne dérogeant pas à ses fonctions de maire, avait-il participé à la l’évasion de la geôle de Lannion de Jean Le Jeune, le chef incontesté des maquis FTP des Côtes du Nord. Voilà pourquoi, ce matin-là, en actionnant la poignée de la porte, craignait-il, aussi bien pour lui que pour son épouse, que les dés soient jetés. Pourtant, à son très grand étonnement, Roeder, certes sans prendre la peine de le saluer, mais sans marquer non plus d’hostilité particulière, se contenta de lui tendre, d’un geste quand même peu amène, un trousseau de clés qu’il reconnut, pour l’avoir vu souvent tenir, comme celles du notaire.

— J’ai autre chose à faire, dit l’officier d’un ton rogue, que de les remettre en main propres à leur propriétaire! Vous êtes le maire? A vous l’honneur!

Et Roeder, laissant Yves Le Cosquer abasourdi et soulagé, tourna vivement les talons.

Il se dirigea vers l’alignement de voitures qui attendaient, moteurs déjà ronflants, devant la maison du notaire.

— Des gueules comme je les aime! murmura-t-il, heureux, en posant son regard sur les miliciens bretons qui, le doigt posé sur la détente de leur arme, le visage grave et tendu de ceux qui s’apprêtent à accomplir une mission sacrée, attendaient le départ sur les banquettes des camions.

Installé dans la voiture de tête le lieutenant parcouru du regard les blindés de Bardell qui dressaient sur la place leurs gueules de sauriens prêts à happer leur proie. Alors, pliant le bras à angle droit il l’actionna trois fois pour donner le départ. Les moteurs rugirent, les camions commencèrent d’avancer et les blindés, dans un féroce couinement qui fit trembler les murs, leurs emboîtèrent le pas.

©José Le Moigne 2013

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