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La montagne rouge 29

Louis Le Berre

José Le Moigne

Ça, Non! Louis le Berre ne se prétendait pas expert en armes à feu; cependant, lorsque, quatre années durant, il a fallu offrir sa peau aux hasards multiples des tranchées, on ne peut plus confondre les crachats en rafales des armes automatiques d’avec l’aboiement d’une ou plusieurs armes de poing. Or, il aurait risqué une pièce sur cela, ce qu’il avait entendu en revenant de sa promenade vespérale aux alentours du côté du bourg, alors qu’il quittait la route principale pour s’engager sur le chemin de Garzonval, hameau minuscule et sans grâce où il avait sa ferme, c’était les coups de gueule, amplifiés par l’écho, d’un revolver tels que l’on en voit à la ceinture des officiers allemands.

Ces pensées-là n’avaient rien de gratuites. Des revolvers, des mausers apparemment, il en avait vu aux hanches ou à la main des drôles de gars qui s’entassaient dans deux tractions dont on avait pris la précaution, dans le cas toujours possible d’une embuscade, enlever les portières pour offrir aux occupants un meilleur angle de défense. Eux, ne semblaient pas le craindre. D’ailleurs, ce n’était pas la discrétion qui les guidait. Bien que leurs uniformes les rattachassent à la Waffen SS, les chansons avinées qui les précédaient, les accompagnaient, restaient dans la mémoire lorsqu’ils étaient passés, étaient françaises, ce genre de chansons qu’il avait lui-même chanté lorsqu’il était soldat, chansons que l’on apprend dans les casernes où l’on rassemble les conscrits de Bretagne, mettant en scène des personnages tels le fameux curé de Camaret dont les attributs virils étaient entrés dans la légende et qu’il n’oserait pas entonner aujourd’hui.

Il y avait quoi dans le camion bâché, clos comme un coffre-fort, qui suivait les voitures? Des hommes? Non. Peut-être bien une mitrailleuse, en position de tir, prête à cracher la mort dès l’ouverture arrière libérée. Cela ne s’était pas encore vu en Bretagne, mais de terribles récits de représailles commençaient à circuler dans le pays, même si, ici, dans la montagne, on ne s’emballe pas pour rien, ce n’était certainement pas à prendre à la légère. Quel projet criminel pouvait donc guider ce convoi, à pareille heure, dans le pays de Plougonver? Car ils allaient frapper. Cela ne faisait pas de doute.

Le Berre, le tad-koz, en bon chef de clan était bien informé. Ses quotidiennes escapades à Plougonver en faisaient même la gazette du hameau. Certes, sans être vraiment actif le maquis était en sommeil à Plougonver et il suffirait d’une simple étincelle pour le voir s’éveiller. Lui-même, tout en interdisant à ses fils au nom de la famille de s’engager — il n’était pas certain sur ce point d’être parfaitement obéi —, se disait, que sans son âge, il aurait bien tâté un petit bout de résistance ; mais il n’y avait rien là qui puisse justifier une action punitive.

Ils étaient là pourtant.

A peine l’avait-il dépassé, le frôlant de son aile d’oiseau de proie, que le convoi, le précédant de peu, s’engagea dans le chemin de Garzonval. Le Berre sentit le sang lui monter au visage. Il lui fallait pousser de plus fort qu’il pouvait sur ses pauvres guibolles pour retrouver les siens. Si le hameau devait être rasé, si sa famille, ses amis, ses connaissances de toujours, devaient être abattus comme des chiens, il lui semblait indécent de survivre. Sa place était à leur côté.

Le souffle soudain court, il s’arrêta une centaine de mètres plus loin et Mab, son fidèle compagnon des bons et mauvais jours, un corniaud au poil fauve et à l’humeur paisible, en fit de même par mimétisme. La ligne droite n’existe pas en Bretagne et le chemin de Garzonval ne dérogeait pas à cette règle; mais lui, habitué à lire la perspective, malgré la succession de courbes bordées d’un seul côté par le talus, arrivait à conduire son regard jusqu’aux fermes du hameau tassées autour de leurs ornières. Le Berre leva le bras et mis sa main en éventail. L’amorce du crépuscule gênait sa vue et le forçait à battre des paupières pour distinguer, trois virages plus bas, des silhouettes imprécises s’agitant autour de véhicules sombres. Plus loin, en contrebas près du lavoir, des formes allongées gisaient comme des poissons qu’une crue, aussi soudaine qu’imprévue, aurait déposés là, sur l’herbe encore couchée, au moment où les flots apaisés regagnent leurs méandres. Le respect dû aux morts lui imposa de retenir sa joie. Le vieil homme venait de comprendre que le hasard seul avait conduit les bourreaux sur le chemin de Garzonval. Punir le hameau n’avait jamais été dans leurs projets.

Un vent très doux s’était levé. Il courait sur la crête des chênes en portant jusqu’au vieil homme, toujours figé sur son bout de chemin, les pétarades des moteurs en train de démarrer et bientôt le convoi, toujours mené par les deux tractions noires où la joie imbécile des convoyeurs n’avait même pas baissée d’un ton, stoppa auprès de lui tandis que la voix du conducteur lâchait, d’une voix aux cordes vocales fatiguées, à son complice de la banquette avant:

 — Eh Bleiz! Qu’est-ce que t’en dit? Si on s’faisait un vioque!

©José Le Moigne 2013

boule

 Viré monté