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La montagne rouge 27

Coco bel œil

José Le Moigne

 Contrairement à toute attente, Coco bel œil se fit soudain affable et patelin.

— Alors, petit, t’as soif ? demanda-t-il avec des trémolos dans sa gueule de squale.

L’homme sans nom acquiesça en battant des paupières. 

— Eh bien, t’attends quoi? Vas lui chercher à boire!

Le fauve dirigea son pas lourd vers la table de jardinage qu’on avait reléguée au fond de la remise. Il en revint avec une écuelle remplie d’un abject brouet où l’eau le disputait à la mousse à raser. Albert nota avec dégoût les poils de barbe et les crachats flottant à sa surface.

— Viens ici, mon bonhomme, gloussa Coco bel œil en saisissant l’homme sans nom par les cheveux.

Après lui avoir pincé les narines il le força à boire avec force grimaces qui se voulaient comiques.

— A toi, dit-il tandis que le martyre, lança-t-il à Cardrun trop heureux de prendre le relais.

L’homme sans nom s’effondra comme un plan privé de son tuteur mais, avant que son corps flasque ne touche le plancher, Cardrun le redressa d’une claque à la volée avant de l’achever d’un coup de pied au ventre.

Le borgne planta son œil unique dans le regard d’Albert.

— À quatre pattes, commissaire aux effectifs de mes deux, … Oui, Tarzan, ne fais pas l’innocent, c’est bien à toi que je m’adresse!
          Chargé de la gestion des effectifs, oui, c’était bien sa fonction au maquis. Quelqu’un avait parlé. Tous les secrets étant percés. Maintenant, la chasse aux renseignements devenue sans objet, Guy Daigre et son aréopage allaient pouvoir s’en donner à cœur joie et se livrer, sans aucun garde-fou, à leurs plus bas instincts.  

— Tends tes paluches l’instituteur! Oui, oui! Comme à l’école! Voilà, comme ça. Fous-toi à quatre pattes maintenant et fais-nous un beau dos rond! Démerdes comme tu veux. Je veux voir tes genoux passer à l’intérieur de tes coudes! C’est ça! Écarte bien les bras! Hein! Tu vois? Tu ne te croyais pas si souple  Un vrai contorsionniste!

Qui peut prétendre faire fi de la douleur? Personne, ce qui n’empêche, au prix d’un violent effort d’imagination, d’essayer de la mettre à distance. Albert chercha, en puisant dans ses souvenirs, à s’approcher de cet état de catalepsie qui permet, pour de très courts instants, de s’abstraire de tout.

Il se souvint des derniers jours de classe et de la promenade qu’il avait organisée pour fêter les vacances. Les enfants, débarrassés pour quelques heures du poids tragique d’un quotidien de guerre, étaient prêts à croquer la forêt, à la parer de toutes sortes de mystères, à l’apprivoiser comme ils s’imaginaient un jour, dans leur perception encore neuve de la vie, pouvoir apprivoiser le monde. Albert méprisait le caporalisme et n’étais jamais plus heureux que lorsque ses élèves, pris dans le tourbillon des découvertes intuitives, s’affranchissaient de sa tutelle; mais, en aucun cas, il ne laissait sa bienveillance se transformer en anarchie. S’il semblait abandonner les rênes, c’était pour mieux les retrouver au moment du partage final, car, pensait-il, la liberté elle-même n’avait de sens que partagé.

Il faisait beau. C’était un de ces jours de juin où le soleil semblait bien décidé à ne pas se coucher. Albert comprenait le désir des enfants et aurait bien prolongé la sortie, mais il ne lui appartenait pas d’effrayer les mamans qu’il devinait guettant sur le pas de leur porte le retour de leurs rejetons. Ils n’étaient pas des anges ; se montraient consciemment provocants avec les occupants et une seule seconde de retard suffisait à jeter les mères de familles dans les plus grandes transes.

Donc, encore égaillés, mais sous son vigilant contrôle, les gosses commençaient à rejoindre le bourg quand, à la lisière du bois,  traînant son poids et sa timidité, un gentil hérisson au petit nez pointu et yeux ronds en escarboucles, apparut au milieu du chemin. Paniqué, le petit animal, mettant en œuvre la seule défense qu’il connaissait, rentra tête et membres courts et devint sur l’instant une grosse bogue hérissée de piquants.

— Qui peut me dire pourquoi le hérisson se met ainsi en boule?

— Moi m’sieur!

— D’accord, Jules, nous t’écoutons.

— C’est pour que le renard y peut pas lui voler dans les plumes!

— Bien, je ne l’aurais pas dit comme cela, mais tu as raison. Le hérisson se met en boule pour se protéger des agressions.

Albert aurait voulu pouvoir sourire au souvenir du naïf exposé du petit Jules Lescop. Quelle ironie! Aujourd’hui, dans cette chambre de torture, le hérisson craintif c’était lui sauf que, pour pousser la chanson jusqu’au bout, avec sa peau sanglante et lisse, il ressemblait plutôt à un lapin écorché vif.

— Écarte les coudes que je t’ai dit! Pousse tes guibolles sous ta poitrine!

Cardun s’empara d’un bâton d’une section confortable et lissé par l’usage. Après l’avoir fait tournoyer d’un geste provocant, en forçant le passage comme un mineur forant un trou, il l’enfonça dans le méat étroit formé entre les coudes et les genoux d’Albert.

— En position maintenant, dit-il en retournant l’instituteur.

Alors, bottes, la matraques, gourdins, se mirent à danser une effroyable sarabande. 

Albert savait que, autant que faire se pouvait, le seul moyen d’amortir les coups était de conserver les muscles relâchés. Il essaya de s’y plier, mais dû très vite renoncer. Alors, dans son corps raidi, sa chair statufiée, les ondes de choc coururent à la vitesse d’un séisme.

— Boucle-la, salopard!

Le coup de pied qui suivi fut à la hauteur du coup de gueule. Autant pour l'humilier que pour le faire taire, Cardrun bourra la bouche de l’instituteur avec chiffons gras. Sous la grêle des coups, mêlée aux han! han! de bûcheron des tortionnaires, Albert n’eut plus que son regard pour exprimer sa souffrance et sa haine. Il l’avait décidé. Tant qu’il pourrait crocher comme avec un harpon dans l’œil unique de Guy Daigre, il décidé ne lâcherait pas.

Mais le borgne n’avait pas l’intention d’accepter le défi.

— Cardrun, apporte-moi une cuillère!

Un silence d’arène flotta dans la remise. Cardrun fit à son tour le voyage de la table et en revint avec une cuillère à café qu’il s’attarda à faire brasiller sous la lumière crue du plafonnier. Dès qu’il l’eut dans la main Coco bel œil poussa un cri de cannibale. Il renversa la tête d’Albert puis, d’un geste d’écailler autant que de sacrificateur, en s’appliquant à bien passer sous le globe oculaire, il plongea la cuillère dans l’orbite gauche du jeune homme. Dans un hoquet désespéré expulsa le bâillon et hurla. Comme capturée par le faisceau d’un stroboscope, la salle tourna autour de lui.  Le noir effaça tout.

©José Le Moigne 2013

boule

 Viré monté