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La montagne rouge 27

L'homme sans nom

José Le Moigne

Dimanche 16 juillet 1944.

Le ciel sur Bourbriac et la montagne était couleur acier; la chaleur sèche et violente. Les miliciens et les soldats, en grande tenue, rasés de frais et parfumés, rivalisaient de bonne humeur. Les murs résonnaient de leurs rires égrillards, de leurs provocations verbales, de leurs propos sans queue ni tête et des déflagrations des bouchons qui sautaient. Ceux de la cave savaient que cela ne présageait rien de bon.

— On va dérouiller sec quand ils seront bourrés, souffla Marcel Sanguy. Écoutez-les se mettre en condition!  

Malgré la trouille qui lui nouait les tripes Marcel, marchand forain de son état, gardait, autant que cela se pouvait, le ton gouailleur propre à sa profession.

Albert qui sortait d’un nouvel l’interrogatoire le regarda d’un air complice.

— Cette fois ils ne m’ont pas encore touché, mais ce pourri de Daigre m’a averti, ce n’est-là que partie remise.

— Que t’a-t-il dit?

— Mange bien l’instituteur et prends des forces. Tu vas en avoir besoin.

— Et l’autre? Ils ont parlé de l’autre?

Celui dont il parlait était un pauvre bougre arrivé la veille qui, aussitôt torturé, en avait oublié jusqu’à son nom. Depuis lors il gisait sur la paille souillée, dormait la plupart du temps d’un sommeil comateux et, lorsqu’il se réveillait, c’était pour appeler sa mère d’une voix d’enfant malade à moins qu’il n’éclate d’un rire sans objet ou qu’il ne brasse l’air en imitant le bruit d’un moteur d’avion.

— L’autre, si tu veux mon avis, il n’en a pas fini. Ils vont le massacrer.

L’instituteur baissa les yeux. Filtrée par l’étroit soupirail la lumière du dehors dessinait sur le sol un vague planisphère. Alors, il se souvint de son pays de Rostrenen, des feux de la Saint-Jean, du solstice d’été. Combien de fois n’avait-il pas sauté, avant que la guerre ne vienne ouvrir sa parenthèse, les jeunes flammes qui crépitaient de rires, de chants, autant que d’étincelles. Une parenthèse? Oui, c’était aussi pour ça qu’il se battait. Il n’en serait pas. Autant ne pas se raconter d’histoires. Tout de même, il était rassurant de se dire que ces simples bonheurs n’étaient pas effacés à jamais.

La bacchanale cessa au-dessus de leur tête. La porte de la cave couina et aussitôt l’ombre chinoise de Vissaut se découpa en haut de l’escalier. Derrière lui, appuyé au chambranle, Max, dont-ils savaient qu’il représentait la Gestapo, mâchonnait un mégot en attendant d’intervenir.

— C’est l’heure, salopards!

L’œil brillant de cruauté derrière le verre épais de ses lunettes, Visaut s’approcha de l’instituteur.

— Toi, d’abord!

Albert ne broncha pas. Certes, les menaces de Daigre ne laissaient aucun doute sur ce qui l’attendait et, pas plus qu’un autre, il n’était prêt à le subir, mais, il ne pouvait permettre à ce clown sadique de Vissaut de lire en lui l’atroce qui le nouait. S’il voulait retenir une image, eh bien ce serait celle de sa volonté et de sa détermination! Vissaut n’insista pas. Il savait pouvoir trouver son comptant d’épouvante chez l’homme sans nom que sa venue avait prostré contre le mur.

— Toi, aussi! dit-il, en effleurant les côtes du pauvre gars d’un coup de botte méprisant.

L’instituteur senti monter en lui la rage et le dégoût.

— Comment veux-tu le faire monter?  Il tient à peine debout!

— Fais-moi confiance! Il va monter!  Et en vitesse encore!  …

Vissaut rajusta ses lunettes et fit un signe à Max. L’auxiliaire de la Gestapo balança son mégot d’un geste désinvolte avant de descendre quatre à quatre les marches. Sans prononcer un mot il saisit l’homme sans nom par-dessous les aisselles et le traîna comme un pantin dans l’escalier.

 — Suis-le! glapit Vissaut en agitant son nerf de bœuf.

Ainsi on allait les torturer à deux. Chacun sous le regard de l’autre: la pire des épreuves. Une seule solution pensa Albert. On était solidaires, on allait le rester, mais face à la barbarie, ce devait être chacun pour soi.

Le soleil, ajoutant sa morsure à celles de leurs plaies, les happa lorsqu’ils débouchèrent dans la cour. Actionnée par une main impatiente la poulie du vieux puits poussa un long gémissement. Quelle blague! Prétendre couvrir ainsi les hurlements des suppliciés par ce bruit de crécelle relevait du plus complet cynisme. Les tortionnaires eux-mêmes n’y croyaient pas mais, cela faisait partie du rituel un peu comme le grelot de l’enfant de chœur précède de son agaçant tintinnabuli la charrette des morts. Evidemment, les cris franchissaient les clôtures, les voisins horrifiés se bouchaient les oreilles, les passants terrifiés baissaient la tête et changeaient de trottoir; mais eux, imperturbables, lançaient la manivelle et le treuil poussait son hypocrite hululement.

©José Le Moigne 2013

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