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La montagne rouge 24

Le barrage

José Le Moigne

— Alain, réveille-toi, entends-tu les avions?

Alain passa la main dans ses cheveux et s’ébroua.

— Qu’est-ce qu’il y a? Pourquoi tout ce boucan? Tu cherches à attirer les boches ou quoi?

— Tu ne comprends pas? C’est le débarquement!

— Quoi? Tu en es bien certain?

— Oui, oui! J’ai écouté la BBC! C’est le débarquement!

— Quelle guigne! Depuis le temps qu’il l’espérait, qu’il travaillait à sa réalisation, voilà que le débarquement le surprenait, dormant à poings fermés, chez le père Le Meur où, saoulé par la fatigue d’une longue tournée, il s’était arrêté la veille!

Mais l’instant n’était pas aux regrets.

— Mes gars doivent être sur les dents, dit-il en empoignant sa veste. Pas une seconde à perdre… Il me faut les rejoindre.

— Attends qu’il soit sept heures. Si tu n’veux pas que les boches te cravatent, ce n’est pas le moment de mettre le nez dehors. En attendant, mange un morceau et passe-moi ces fringues de paysans.

Le Meur avait raison. Alain s’efforça de reprendre son calme puis troqua ses vêtements pour une chemise écrue, des pantalons rapiécés et une veste crasseuse. Avec sa tête hirsute, ses manières empruntées, la barbe de trois jours qui bleuissait ses joues, il tenait là le plus madré des camouflages. Il le savait, le temps serait long à tuer et ce n’est le lard et le pot de café que Le Meur avait posé sur la toile cirée de la table qui allait y changer quelque chose. Ces heures allaient être les plus longues de son existence. Alain se leva et commença à se diriger vers la porte, mais Le Meur le tira par la manche.

— Attends un peu, dit-il en raflant dans l’entrée quelques légumes qu’il avait arrachés la veille.

— Voilà, c’est mieux, ajouta-t-il après les avoir fourrés dans un panier qu’il cala sur le porte-bagages du vélo de son camarade.

Alain sourit en enfourchant sa bicyclette. Certes, tout danger n’était pas écarté, mais il pouvait tenter le sort.

En apparence, la nuit avait été semblable à toutes les autres. Il avait plu la veille. Le vent avait soufflé dru à la manière de ces fausses tempêtes qui s’agitent quand la saison n’est pas certaine, mais aujourd’hui le ciel semblait lavé. Le soleil réchauffait les ardoises et le bruit des avions, sans doute avaient-ils profité de l’embellie pour décoller, maintenant estompé, se transformait déjà en joyeux souvenir. Gwénézan, ce hameau de Bégard où il avait trouvé refuge chez Le Meur, commençait à bruisser de tous ces bruits familiers qui, guerre ou pas, scandent la vie rurale. Des hommes vêtus comme lui d’habits grossiers, marchaient à côté de robustes bidets dont la robe brun clair rappelait la terre fraîchement éventrée. Les raclements de gorge, les claquements des boutoù coat1 sur le chemin, les bonjours sonores, ponctuaient le départ pour les champs mais, ce retour à la banalité des jours, cette apparence de quiétude, à laquelle lui aussi participait aussi en poussant sa bicyclette par la potence, n’étaient qu’un leurre destiné  à masquer le trop-plein de tension qui habitait les femmes et les hommes. Pas un seul boche en vue. Cela semblait de bonne augure mais Alain était trop aguerri pour ne pas savoir que les Allemands n’étaient jamais où on les attendait. Ce fut donc sans surprise que, après avoir passé le carrefour de Hent ti glas et s’être engagé sur le chemin de Pédernec, il tomba nez à nez avec le barrage en train de se construire. Mais, signe que le vent commençait à tourner, le gros de l’escouade, au lieu de monter une garde attentive derrière les chevaux de frise, s’astreignait à creuser des abris personnels de part et d’autre de la route. Les contrôles n’en restaient pas moins étroits et tatillons.

Alain poussa sa bicyclette de maraîcher jusqu’au barrage. Il se préparait à débiter son boniment lorsqu’une voix, teintée d’un fort accent finistérien, gueula en direction des factionnaires.

— Laissez passer le bouseux!

Alain ne demanda pas son reste. Ironie de la guerre, le Bezen Perrot venait de lui donner un sacré coup de main.

— Merde alors ! murmura-t-il en se dressant sur les pédales. Si Le Meur me voyait! Voilà que je dois mon salut à cette bande de salopards!

©José Le Moigne 2013

Note

  1. Boutoù coat: Sabots.

boule

 Viré monté