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La montagne rouge 20

Callac

Extrait

José Le Moigne

À Saint-Brieuc, Hans à nouveau au volant et son alter-ego, Karl, toujours en alerte sur le siège de droite, le camion, le commando Péresse ayant également repris sa place, s’engagea sur la route en grondant. Trois autres véhicules, bourrés de soldats jusqu’à la gueule, se glissèrent en grinçant derrière lui. Échappée de tourbières à jamais enfiévrées une brume légère engourdissait la vue. Une heure plus tard, après avoir traversé dans un silence de suaire des bourgs verrouillés par des parachutistes, le convois’arrêta à Callac.

Les hommes, encore ensommeillés, se secouèrent comme des chats et s’apprêtèrent à descendre.

— Personne ne bouge gronda Péresse et gardez le silence. Nous n’intervenons pas avant six heures.

Deux heures passèrent puis, à défaut d’exulter et de chanter la joie de la résurrection, le carillon de Saint-Laurent, ainsi qu’il le faisait chaque jour de l’année, annonça le matin.  Aussitôt Péresse, suivi de deux officiers allemands, se rendit chez Trémeur  Burlot, le maire communiste de Callac. La minute d’après, Prosper Bellec, le garde-champêtre, s’arma de son tambour et d’une voix qui chevrotait contrairement à son habitude, fit connaître à la population que, séance tenante et sans manifester en aucune façon, il lui fallait se rendre sous les halles où attendait déjà la première fournée.

«Habitants de Callac, répétait-il à chaque carrefour,inutile de fuir, car la ville est bloquée. Mis à part les malades, tous les  hommes doivent se rassembler à l’intérieur des halles. Quiconque, découvert après neuf heures, sera passible de la cour martiale …»

L’instant était venu, pour le Bezen Perrot, de donner sa mesure. Toute la fine fleur était présente. Il y avait là, Péresse qui commandait, Geffroy, Gouez, Stern, Marec, Bihan, Guillou, Martin, ravis de donner prise à leurs instincts; Targaz, aussi, qui, maintenant lâché, se foutait bien d’exécuter un boulot de soldat ou de flic. L’impressionnant silence de la ville assommée n’était troublé que les vociférations des boches vérifiant les identités et les notant sur un registre. Les pauvres gens, une fois contrôlées,se rangeaient sur la gauche où les gours les gardaient en attendant qu’une décision soit prise.

De contrôles en libérations il ne resta plus bientôt qu’une trentaine de prisonniers pour qui le pire commençait. Bien qu’il n’ignorât pas que la cause était à l’avance perdue, Trémeur Burlot, en homme courageux, protesta véhément, mais, comme s’il n’existait pas, les brutes forcèrent plus qu’ils ne réquisitionnèrent une salle de la mairie. Les interrogatoires avaient lieux à l’intérieur mais, l’histoire en témoigne pour nous, bientôt la place et par-delà la ville, s’emplirent des hurlements des torturés ponctués et des imprécations des tortionnaires, jamais en peine de fantaisies sadiques pour faire parler les gens; et peu importe si certains prétendaient ne savoir rien. Eux, aussi,devaient avoir des choses à dire.

Une journée entière à torturer! L’horreur était telle qu’aujourd’hui les anciens Callacois, peut-être par exorcisme, ont jeté un grand drap blanc, une sorte de linceul, sur cet événement  Il le commémore, ils l’évoquent, mais ils n’en parlent pas. Toute référence gardée, leur attitude est celle des derniers déportés qui ne consentent à dévoiler leur tatouage, ce marquage animal à jamais gravé sur leur peau sèche, qu’aux enfants des écoles. Car il faut, proclame Jojo, ce héros de quinze qui nous attend sur le bord du chemin, faire confiance à la jeunesse. Elle trahira peut-être, elle oubliera sans doute, mais, au bout du compte, elle seule saura faire rempart.

À présent il était dix-sept heures. Dix heures au moins que l’horreur durait. Les martyres ne pouvant plus avancer, solidarité de l’extrême, qu’en s’appuyant les uns aux épaules des autres, s’entassèrent dans un bus militaire à l’allure faussement débonnaire qui, solidement gardé, démarra en direction de Saint-Brieuc. Comment dire? Sous le ciel retrouvé du dimanche de Pâques,ce ciel où l’on voyait presque passer des anges musiciens, le convoi qui se formait semblait presque joyeux. Mettons cela sur le compte du soulagement. Les villages traversés ne se sentaient plus concernés. La peste était circonscrite à Callac.

Évidemment, à l’intérieur du bus,cette béatitude n’avait pas cours. Le petit Joseph Geffroy colla son visage au hublot. Il devinait que c’était la dernière fois qu’il voyait Callac, décor jusque-là unique de sa vie qu’il n’avait même pas eu le temps de désirer quitter pour découvrir le monde. Il avait dix-neuf ans. N’avait jamais appartenu à un réseau de maquisards, mais, comme il était loyal et digne de confiance, comme il n’avait pas les yeux dans le fond de ses poches, il connaissait des choses. Travaillé par ses bourreaux au point de n’être plus qu’une plaie vive, il n’avait pas parlé. À Saint-Brieuc, Flambard et Rudolph l’attendaient de pied ferme. Ce furent, d’abord, les hypocrites tentatives de persuasion puis, comme le gamin refusait décidément d’ouvrir la bouche, les tortures reprirent; toujours sans effet. En ce temps-là, on payait cher le désir de n’être ni un héros, ni quelqu’un qui tire les rideaux pour ne pas voir ce qui se passe, mais un homme, tout simplement un homme.

José Le Moigne
2013

 Viré monté