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La montagne rouge 19

L'attaque de la gendarmerie

Extrait

José Le Moigne

Accompagné d’un seul gendarme, le lieutenant monta dans sa voiture de liaison. Comme toujours, entre lui et les terroristes c’était œil pour œil, le sang appelait le sang et tôt ou tard, si ce n’était déjà en route, ils chercheraient à lui faire la peau. Pourtant, il en était persuadé, aujourd’hui, après leur retentissant exploit, leur seul souci serait de se planquer. La mise au vert s’imposait. Il pouvait donc sans appréhension prendre la route de Callac, longue d’à peine une petite trentaine de kilomètres et protégée, de surcroit, par les sous brigades de Mousteru et Le Merzer.

Il n’en était pourtant pas à sa première visite mais, cette fois encore, Flambard ne put entrer dans Callac, par les virages serrés qui mènent à la gare, sans ressentir une trouble inquiétude. De la place du marché aux chevaux avec sa halle plantée comme une contrescarpe, jusqu’à l’église à la rudesse janséniste dont clocher, orphelin de sa flèche, faisait penser à une tour de guet, tout lui semblait massif, secret et protégé.  Les rues, austères et tortueuses, grimpaient vers la campagne proche et au-delà vers la montagne hostile et gendarmerie, énorme bâtiment sur deux étages avec des combles immenses, campée sur ses pattes robustes en face du débit de boissons Chez Micheline, ressemblait davantage à un office notarial qu’à une caserne militaire.

Le lieutenant gara son véhicule devant la longue barrière blanche qui servait autrefois à l’attache des chevaux. Flambard se détendit. Son sentiment de gêne s’effaça. Ici, au moins, il se sentait en territoire balisé.

À l’intérieur, Prigent, flanqué d’un personnage d’allure prétentieuse malgré son sourire courtois, l’attendait devant le petit bureau qui servait à l’accueil. L’homme ne lui laissât qu’à peine le temps d’entrer. 

— Mon Lieutenant, dit-il en se précipitant vers l’officier, permettez-moi de me présenter. Yves Moreau de Bellaing, délégué à l’information et à la propagande. 

— Enchanté. Que puis-je faire pour vous?

— Eh bien, comme je suis en tournée d’inspection dans les bourgades du canton,je me demande si vous verriez une objection à ce que je profite de votrevéhicule? 

— Nullement. Moi-même, je dois visiter mes brigades; mais il faut que j’en finisse d’abord avec Prigent.

— Naturellement. Je vais en profiter pour discuter avec ces braves gens.

Moreau de Bellaing incarnait, avec une perfection qui confinait à la presque caricature, la caste des nobliaux terriens, vivier fécond de petits notables arqués sur ce qu’ils croyaient encore leurs privilèges, où Vichy, avide de s’appuyer sur l’assise locale, puisait sans retenue. Quelques minces opuscules, monographies pauvres de style et dénuées de fond; quelques articles vaguement historiques parus dans des revues régionalistes; une présence ostentatoire dans les cénacles du canton, justifiaient à ses yeux l’appellation homme de lettres qu’il avait fait gravée sur le bristol qu’il vous tendait à la moindre occasion. A défaut de la croix, il eut aimé pouvoir y ajouter, juste en dessous de son blason, les Palmes Académiques. Hélas, malgré son entregent, cette distinction qui lui semblait un dû ne lui fût jamais accordé. L’homme, au vernis nobiliaire par ailleurs largement écaillé, en conçut une haine d’autant plus terrifiante qu’elle se cachait derrière des ronds de jambe et qui, dès lors, chercha obstinément l’occasion de frapper. Or, en ce printemps 1944, voilà que sa patience trouvait enfin sa récompense. Lui, un mouchard? Non. Ses nouvelles fonctions lui permettant de rédiger, comme bon il lui semblait, des rapports secrets qu’il adressait à Paul Marion, secrétaire général à l’information et à la propagande du Maréchal, il le faisait sans état d'âme.  Foin des palmes académiques. Il portait à présent la francique au revers de la veste de tweed qu’il portait d’un bout à l’autre de l’année avec des culottes de cheval et des chaussettes en laine torsadée. Avant l’occupation, cette posture vestimentaire faisait naître des sourires narquois, mais maintenant on y voyait un uniforme, celui d’un gouverneur des consciences. Cela lui convenait de la même façon que la crainte qu’il sentait sourdre partout sur son passage lui était le plus suave des nectars. Les remords? Pourquoi? Il laissait ça aux autres. Jamais il n’avait enfermé personne. Jamais il n’avait torturé. Jamais il n’avait déporté. À chacun son métier. Le sien était de renseigner. La suite ne le concernait pas.

Tout dans l’attitude de Bellaing montrait qu’il commençait à s’agacer. Cela faisait quand même un sacré bout de temps qu’il devisait devant la voiture du lieutenant — c’est-à-dire qu’il pérorait et que les autres l’écoutait —, avec les trois gendarmes chargés de la garder. Bien qu’il soit déjà 21 heures, rien n’annonçait que la conférence entre Flambard et de son adjudant allait bientôt se terminer. Le hobereau tira sur sa cigarette puis d’un geste rageur balança le mégot qui rougeoya sur le trottoir.

— C’est pas possible, ils se foutent de moi, grommela-t-il en faisant mine de rentrer.

Les gendarmes, soucieux d’éviter un esclandre s’apprêtaient à lui barrer la route lorsque, toutes lumières éteintes, deux gars à bicyclette les frôlèrent en riant.

— Sacré nom! Rugit le gendarme Pellen en portant le sifflet à ses lèvres.

La nuit était profonde et ce n’était pas cette ridicule roucoulade qui allait empêcher les compères de s’enfuirent. Pourtant, à peine la trille eut-elle retentit que les freins crissèrent dans la caillasse et les gaillards, bien loin de prendre la poudre d’escampette, se plantèrent devant Pellen et ses camarades en réclamant d’être verbalisés.

— Si cela peut vous faire plaisir, ricana le gendarme en sortant son carnet à souches.

Il n’eut pas le temps de terminer son geste. Les deux cyclistes lui démarrèrent sous le nez tandis que, réagissant à ce signal, des coups de feu claquèrent en direction de la voiture et des gendarmes.

Moreau de Bellaing couina comme un goret que l’on égorge. Une balle lui avait traversé la cuisse tandis qu’une autre s’était logée dans son épaule droite.

— Non de Dieu! hurla Flambard de la croisée de son bureau. Vous attendez qu’il ait un mort ou quoi? Foutez-vous aux fenêtres et feu à volonté!

Lui-même sortit son revolver et se mit à tirer.

Les balles crépitèrent sur la façade mais n’atteignirent personne tandis qu’une voix, au milieu de la confusion, se mettait à crier:

— Pas de ça! Remettez les grenades à leur place! Nous ne sommes pas des assassins! Il y a des femmes et des enfants dans cette foutue gendarmerie!

Après avoir dénombré les impacts et les douilles, on établit, plus tard, que plus de deux cents cartouches avaient été tirées.

Flambard quant à lui ne maîtrisait plus sa rage.

— Passez-moi Guingamp en vitesse! Ah, mes gaillards, croyez-moi sur paroles, la chasse va être chaude!

— Impossible mon lieutenant. Ils ont coupé le fil!

— Eh bien démerdez-vous! Trouvez-moi un réseau de secours ou réparez-moi ça!

Ce fut une belle et inutile cavalcade. Enfin, aux alentours de 23 heures 30, émanant de l’adjudant Le Guedard qui commandait en l’absence de Flambard, un faible appel arriva de Guingamp.

Le lieutenant bondit sur l’appareil.

— Le Guedard! Enfin, c’est vous? Écoutez-moi, appelez sans attendre la Feldgendarmerie et dites-leur de venir me chercher. Ne perdez-pas de temps, ça urge! Je vous expliquerais tout à mon retour.

Une heure plus tard, quatre voitures de feldgendarmes, commandées par le lieutenant Werther, s’alignent, à grand renfort de crissements de pneus et d’ordres gutturaux, devant le lieu de l’attentat.  

— Prigent, hurla Flambard, c’est vous et moi qu’on a voulu abattre! Faites-moi hospitaliser ce type et commencez sans plus attendre votre enquête! Je fais le point avec la Gestapo et je reviens.

Là-dessus, sans saluer personne, il s’embarqua dans la voiture du lieutenant allemand.

© José Le Moigne
2013

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