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La montagne rouge 18

En route pour la rafle

Extrait

José Le Moigne

Comme d’habitude, Ferrand se montra incapable de résister à son besoin irrépressible de parler.

— À ce qu’on dit, il y a de la rafle dans l’air?  demanda-t-il avec une pointe d’impatience dans la voix.

— Tant mieux pour toi si ça te branche, lui répondit Targaz en sur jouant l’indignation. Moi, je m’en balance royalement. Je ne me suis pas engagé pour jouer les flicards! Il y a les gendarmes pour cela!

Les gendarmes, en voilà qui avaient le cul entre deux chaises! Nombre d’entre eux, d’abord soucieux de ne pas trop se compromettre, se contentaient, malgré les ordres stricts de Vichy, d’exécuter leur tâche. Cette résistance passive s’était très vite transformée. Beaucoup avaient rejoint les maquisards qu’ils renseignaient de telle sorte que Péresse et ses sbires s’étonnaient, tant les consignes étaient secrètes, de la diligence avec laquelle les partisans les précédaient la plupart du temps. Les autres, les plus visibles, hélas, eh bien ils s’arrangeaient exposant au grand jour toutes ces foutues strates qui mènent, de la plus lâche des complaisances, à l’abjection la plus complète.     

Dans la montagne, de part et d’autres de la vallée tortueuse de l’Aulne, une phalange de ces salopards, menée par Jean Flambard et son adjoint Prigent, exerçait sa sinistre besogne.

Normand à l’allure de viking le lieutenant Flambard, grand, mince et blond, était le parfait archétype de la beauté aryenne et s’en réjouissait. Il ne le cachait pas, toute son admiration allait vers la SS et sa fascination pour les bourreaux nazis s’exerçait pleinement quand il traquait les partisans. Il ressemblait alors à un dogue allemand tenace sur la piste; sauf que son uniforme était celui d’un gendarme français. Des résultats, il en avait. Dernièrement il avait arrêté, en moins de deux semaines, une quinzaine de terroristes — c’est ainsi que lui aussi nommait les maquisards —, qui, toujours en suivant son vocabulaire, avaient commis des d’attentats contre les mairies et les fermes isolées. Cet exploit lui avait valu, honneur suprême, d’être cité à l’ordre de la Légion de gendarmerie de Rennes. Une chose était certaine, qu’il refusait sans doute de pressentir, dès que le vent menacerait de tourner, ces galonnés, qui aujourd’hui flattait ses qualités de meneur d’hommes, soucieux d’abord de prévoir demain, le lâcheraient sans regard en arrière; mais c’est une autre histoire.

Flambard et Prigent, c’était peut-être Don Quichotte et Sancho Panza, mais sans noblesse et sans folie sublime.

Prigent se glorifiait d’être breton. Aussi massif et rond que son chef était mince et délié, le chef de brigade de Callac, né à Plestin-les-Grèves, parlant la même langue que ses administrés, passait, aux yeux de ceux qui n’avaient affaire à lui que pour des peccadilles, pour un type bonasse prompt aux petits arrangements entre gens du pays. Cependant, dès qu’il partait courir la montagne à la recherche des maquis, le gentil épagneul redevenait  un loup féroce.

Les deux faisaient la paire. Quand Flambard le cobra vous frappait à la gorge, son compère le buffle chargeait et piétinait sans la moindre pitié. L’issue? La plupart du temps pour ne pas dire toujours, un aller simple pour les camps de la mort; mais rejoignons Théo que nous avons laissé dans son café fumeux.   

— Personne ne dira le contraire, continuait à pérorer l’ancien, le gars Cadec avait plus souvent qu’à son tour le feu aux fesses, mais son toupet l’avait toujours sauvé. À force, il n’était plus très loin de se croire invincible. Gast! Qui d’autres que lui aurait osé, avec au cul la crème de la flicaille, entrer comme si de rien était, comme s’il allait y faire simplement son marché, entrer dans la gendarmerie de Belle-Île-en-Terre pour y piquer, au nez et à la barbe des pandores, l’ensemble de leur fourniment, mousquetons, revolvers et même des mitraillettes! C’était le coup de trop.  Enfin, c’est ce qui nous est facile de démontrer aujourd’hui tranquille et vieux comme nous le sommes. Bon. Comme d’habitude ils avaient disparus par des itinéraires qu’ils supposaient d’une absolue sécurité, mais cette fois, c’était compter sans la pugnacité de Flambard et Prigent. Ils se seraient fait prendre dans les bois de Kerchouan, du côté de Corlay, si l’adjudant Quéméner — comme quoi il ne faut pas mettre tout le monde  dans le même panier —, n’avait, par maladresse se défendit-il plus tard,  tiré en l’air pour faire diversion. Cependant, à trop tendre la corde elle finit par se rompre. La piste était trop chaude pour que des limiers aussi efficaces que Flambart et Prigent renoncent avant de l’avoir explorée. Moins d’une semaine plus tard, sans même avoir commis une imprudence, Roger Cadec et six de ses camarades se firent poisser à Saint-Caradec, alors qu’ils revenaient de Rostrenen. Ils savaient que ça allait être terrible et ça le fut. Je ne vais pas vous raconter les tortures épouvantables qu’ils subirent. Eux-mêmes, enfin les deux qui sont toujours en vie, s’en abstiennent quand ils vont rencontrer les enfants des écoles. Se serait peu digne de ma part. Seuls Roger Cadec et Marcel Divenah sont revenus de la déportation.

Les autres se sont dissous dans les fumées des crématoires.

Dans le camion, la cause était maintenant entendue. Ferrand avait raison. On ne les faisait pas venir de Rennes pour contempler le paysage. Un ratissage de grand style se préparait. Où? Ferrand fit un dernier appel en direction de Péresse mais, ainsi que Targaz l’avait prédit, le chef refusa de répondre. Le savait-il lui-même, rien de moins sûr. Les boches étaient avares de confidences. Ils avaient beau les savoir grillés jusqu’au trognon, ils méfiaient des miliciens et ne leur révélaient qu’au tout dernier moment les lieux d’opération.

Tassé contre la ridelle la plus proche Targaz ferma les yeux et ne dit plus un mot. Sans oublier la guerre il retrouva pour quelque temps sa peau d’adolescent et, bercé par le chaos répétitif, se mettant à rêver, il se vit en cavalier mongol traversant, au pas de son petit cheval somnolant comme lui, des steppes infinies.

En face de lui, Péresse ne dormait pas mais à son visage pâle où pas une ride ne bougeait, à ses mains posées bien à plat sur son arme, à sa respiration presque arrêtée, on comprenait qu’il avait fait le vide en lui. Targaz chercha à l’imiter. Quelque soient ses efforts, il était bien d’avoir atteint l’état d’extrême indifférence que cela impliquait.

Alors, faute de mieux, il continua à rêvasser.

© José Le Moigne 2013

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