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La montagne rouge 15

Targaz

Extrait

José Le Moigne

 

 

 

 

 

 

 

 

Le pardon. (Archives)

Célestin Lainé

16 décembre 1943. Yan-Vari avait été enterré la veille, mais qui à Rennes s’en souciait? Les rares passants obligés de traverser l’esplanade sans cesse pilonnée par les avions alliés et parcourue par les patrouilles boches avaient bien trop de choses en tête que de voir, sortir de la gare, un grand échalas blond dont le pas décidé rendait encore plus pathétique leur allure furtive de souris pressées de retrouver la quiétude très relative de leur nid. Targaz avait dix-sept ans. Juste l’âge requis pour s’engager, sans la bénédiction de quiconque, en faisant fi de l’accord des parents, dans un régiment de la Wehrmacht. Mise à part sa grand-mère maternelle qui l’avait élevé, Targaz n’avait personne au monde et, si d’aventure vous lui demandiez de définir en un seul mot son existence jusqu’à ce jour, il eût été des plus embarrassés. Sa vie, c’était pourtant cela. Une béance sans fond, un ennui endémique, que rien, jamais, n’avait pu tempérer. Pour autant, il ne considérait pas que sa brève existence fût déjà un échec. Il ne pouvait nier l’amour de sa grand-mère, une man goz comme on n’en voit que dans les contes, qui l’aurait accablé si elle avait connu les libertés qu’il s’accordait dès qu’il pouvait rejoindre la bande de ses copains, de maints signes de croix, de maintes paroles d’exorcisme, mais qu’il ne se serait jamais permis de contredire.  Même de l’école il n’y avait rien à dire. Enfant intelligent et vif, Targaz, parce qu’en somme il n’avait rien de mieux à faire, apprenait sans appétit et sans efforts. Jamais man goz ne lui avait parlé de ses parents. Étaient-ils morts depuis longtemps ? L’avaient-ils abandonné pour s’en aller courir, ensembles ou bien chacun de son côté, on ne sait quelle étoile? Si, parfois, la question l’assaillait, très vite il s’en débarrassait pour revenir, avec une moue d’impuissance, aux choses du quotidien qui seules l’intéressaient. Si le hasard l’avait fait naître une décennie plus tard, peut-être serait-il devenu une petite gouape sans avenir, un employé médiocre, un marin de l’état, un soldat de la coloniale. Pour un type comme lui, ce qui n’excuse en rien ses mauvais choix, tout dépendait des circonstances

Man Goz, nous allons au Pardon.

Man goz ne se faisait pas d’illusions. Ce n’était pas la piété qui poussait son petit, suivi comme son ombre de Prosper Moysan, son ami de toujours, à enfourcher sa bicyclette et à filer vers Koat- Keo. En ces temps implacables les occasions de s’amuser se comptaient sur les doigts d’une seule main et le pardon, où la jeunesse pouvait sans se cacher danser au son du biniou koz, de la bombarde et de l’accordéon, faisaient partie de celles-ci.

— Tout de même, les enfants, dit-elle d’une voix mouillée par la tendresse, faites attention à vous. Toutes sortes d’idées bizarres traversent le pays. On parle d’une rafle imminente; d’une bataille entre les boches et les maquisards; d’un bombardement prochain de Scrignac! On dit même que l’ordre a été donné à la Résistance de liquider le recteur, même au prix d’un massacre.

Cette fois, encore, les paroles de Man Goz se perdirent dans le vent. En deux nerveuses pédalées les jeunes gens avaient déjà grimpé le raidillon qui menait à la route. Ils arrivèrent à Koat-Kéo en même temps que la maréchaussée. Cinquante gendarmes venus d’on ne sait où, certains du Huelgoat, et autant d’Allemands, faussement débonnaires, qui se considéraient comme invités de droit. Cela faisait quand même beaucoup de militaires au kilomètre carré

Avec Man Goz, impossible de couper à la messe, impossible de fuir devant le catéchisme, impossible d’échapper à la litanie des confessions, des sacrements, de tous ces trucs qui vous rythme une enfance bretonne. Comme tous les gamins de Scrignac et des hameaux, Targaz connaissait le recteur dans une proximité proche de l’indifférence. Les ragots, les rumeurs, les scandales réels ou supposés, il s’asseyait dessus. Il était trop jeune pour avoir, dans ce domaine étroit, d’autres opinions que celles de Man Goz et, justement, Man Goz, en bonne paysanne d’autrefois, se gardait bien d’afficher les siennes auprès de son mabig1.  Concernant le recteur, Targaz était donc, s’il est possible de s’exprimer ainsi, à peu près vierge de sentiment et le serait resté si, après un mouvement de foule due aux gendarmes qui testaient leur autorité aux dépends de pauvres gens qui n’en pouvaient, il n’avait vu l’abbé fendre la multitude et gronder, d’une voix qui n’admettait pas de réplique :   

— Si vous êtes au pardon en qualité de pèlerins vous êtes les bienvenus. Mais si n’avez d’autre intention que celle de jouer les pandores, je vous interdis de poser, ne fut-ce qu’un seul pied, sur le terrain de la Vierge Marie. Je suis le maître ici. Moi seul maintiendrai l’ordre.

Cela n’aurait pu être que cela. Ne rester que cela. Un de ces moments fugaces qui s’évanouissent à peine ont-ils été vécus; mais Targaz avait l’âge des grands ébranlements.

Aujourd’hui, conduit à témoigner au procès de Targaz,  Prosper, devenu entre-temps un héros du maquis, se souvenait de ce moment. À peine le recteur eut-il parlé le sourire gouailleur que Targaz affectait en public s’effaça. Son visage commença de se fondre dans celui multiple et anonyme de la foule extatique et Prosper su, avec cette prescience propre à l’adolescence, que quelque chose, qu’il était bien incapable de nommer, venait de se passer.

— C’est ça, se gobergea un assesseur vaguement galonné, le chemin de Damas en quelque sorte!

Prosper s’abstint de lui répondre. Cette arrogance venue de la part de gens muets pendant l’occupation, claquemurés dans leur prudente expectative et que l’on chargeait, à présent, de rendre la justice, ne le surprenait plus. Le passé se conjuguait pour eux sur le mode binaire et, entrouvrir une porte sur sa réelle complexité, était pour eux une menace sourde les renvoyant à leur médiocrité.

Par contre, il ne se souvenait plus s’ils étaient entrés dans la chapelle pour suivre le mouvement, pour chercher un peu de fraîcheur tant il faisait trop chaud dehors à attendre que ne débutent la kermesse et les danses, où parce que Targaz, hypnotisé par le curé, voulait le voir à l’œuvre. Deux cents personnes, les hommes à droite de Dieu, les femmes à sa gauche, à moins que ce soit le contraire, Prosper étant loin d’être expert en étiquette pastorale, se tassaient dans l’étroite chapelle. Des cantiques bretons, qui sentaient la marée les bruyères et la glèbe, s’échappaient des pieuses poitrines, se brisaient sur les murs, se heurtaient aux verrières et finissaient par s’unir à ceux des malchanceux qui, faute de trouver place dans le sanctuaire, suivaient l’office du dehors.

Mamm an Itron Varia2
Ha mamm ar vretoned
O Itron Santez Anna
Ni ho karo bepred

Combien de Scrignacois dans ce rassemblement? Dispensons-nous de ce pensum. Les gendarmes, sans parvenir à s’accorder, comptaient et recomptaient. Même mis en laisse par l’abbé, cela restait une mission. Inutile. La tradition était de nouveau installée et, à Koat-Kéo, le 15 août, comme si le fil n’avait jamais été rompu, c’était toute la montagne qui communiait dans l’amour de la Vierge et de sa mère, Sainte Anne, marraine et sainte patronne des bretons. D’ailleurs, lui-même, Prosper Moysan, fils de Mathurin, un bouffe-curé comme on en voyait peu, aussi prompt que son père à dégoiser sur la soutane, comme les autres, harponné, se laissait prendre à cette incantation qui soude le plus sceptique des bretons à la magie de la pierre sacrée.

©José Le Moigne 2013

Notes

  1. Mabig : Petit garçon.
     
  2. Mère de Notre Dame / Et mère des Bretons / Ô Sainte Anne / Nous vous aimerons toujours….

boule

 Viré monté