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La montagne rouge 10

Les visiteurs

Extrait

José Le Moigne

 

 

Photo Christine Le Moigne-Simonis.

Les visiteurs

On en était là lorsque, aux premières gelées, deux grands loups gris débarquèrent à Scrignac. Preuve qu’il ne s’agissait pas de canidés de bas étage, ils n’arrivaient pas, ainsi que l’auraient fait des loups de bonne compagnie, des landes de L’Arrée, mais sortaient d’une voiture militaire, une Mercedes au mufle rugissant. Si près de la fête des morts des odeurs de fleurs et de terre mouillée montaient du cimetière. Les hortensias du presbytère tendaient au ras du mur un camaïeu pastel. Leur souriante mélancolie accrochait au passage la blondeur du ciel. Les deux hommes, après avoir salué le curé qui attendait à l’entrée de l’enclos, firent le tour de la place admirant au passage les façades noueuses, plusieurs fois centenaires, les plaques de lichen, de mica et de quartz qui constellaient la pierre, les puissants blocs de granit des embrasures et des portes voûtées.

Parvenus aux dernières maisons, là où le bourg s’arrête et où commence la montagne, ils embrassèrent du regard la brosse fauve des landes, les talus hiératiques où les genêts et les bruyères jouaient à qui perd gagne, la petite route qui paresse en direction du Cloître-Saint-Thégonnec, les ruisseaux juvéniles poussant leur impatience jusqu’aux eaux endormies du Yeun Elez1.

Le plus grand des deux hommes, levant sa main gantée, fit signe à Yan-Vari de venir les rejoindre.

— Monsieur L’abbé, dit-il dans un français dont la rudesse gutturale n’était pas sans rappeler l’accent des montagnards quand ils s’expriment dans la langue de la République, n’est-ce pas toute la magie celtique qui s’ouvre devant nous? Là-bas c’est la mer d’Irlande. On pourrait presque deviner la fumée âcre des feux de tourbe …

— Comme vous avez raison, répondit Yan-Vari. Ce paysage nous parle infiniment mieux que ne le ferait un livre. La Bretagne et l’Irlande sont cousines germaines. Elles n’ont rien de commun avec l’Angleterre ou la France qui les tiennent sous le joug.

— A la bonne heure, Monsieur Le Recteur, poursuivit le grand loup. England’s difficulty is Ireland’s opportunity2 …Nous sommes faits pour nous entendre. Vos amis Mordrel et Debauvais ont bien fait de vous recommander à moi. Je les ai rencontrés l'an dernier à Berlin.

Rien ne filtra jamais de la conférence qui se tint ensuite à la kommandantur, ainsi qu’à présent il convenait de désigner le presbytère. Rien non plus de la conversation qui eut lieu, une semaine plus tard, entre le recteur et un troisième prédateur venu faire admirer le brillant de ses bottes au presbytère de Scrignac.

C’était trop de mystères. Le village haletait et, malgré le corsetage étroit dans lequel le maintenait l’occupation, on pouvait craindre tout. François Barbier n’avait rien d’un monstre de courage, mais c’était un brave homme. Il n’oubliait pas, aussi dépourvu de pouvoir qu’il fut, qu’il était maire du village. Aussi, comme il n’avait pas abdiqué tout sens des responsabilités, poussé par ses administrés en tête desquels Marie Herrou, décida-t-il de découvrir l’identité de ces étranges visiteurs. Même si cela ne vous apporte que peu de réconfort, qui à être dévoré, autant savoir par qui.

— Vois-tu, insista Théophile, malgré son nom français, Barbier n’en était pas moins breton que nous autres!

Au café Hamon qui depuis bien longtemps avait pris le relais de l’auberge, lorsque Théo commençait une histoire, tout le monde, après qu’on n’eut commandé une nouvelle tournée pour faire diversion, plongeait son nez dans le journal. Personne n’y pouvait rien. Depuis qu’il avait lâché sa ferme pour petite maison du bourg, le vieil homme, perdu dans à peu près les mêmes souvenirs, radotait volontiers. Il avait passé le plus clair de sa vie au cul de ses juments, quand la terre éventrée vous oblige à songer à l’éternel balisage entre vivre et mourir. Cela n’en avait pas fait un sanglier retors et solitaire.  Il n’y avait pas plus sociable que Théo et c’est un peu ce qu’on lui reprochait. De fait, il aimait tous ces gens qui, pour la plupart, l’avaient accompagné sur son chemin de vie et eux aussi l’aimaient; mais on ne peut pas demander à la rudesse paysanne de s’accorder avec les hypocrites politesses.

Cependant, aujourd’hui, le sujet était plus attrayant. Certains, parmi les plus anciens, étaient contemporains de l’ancien maire et les autres, friands d’Histoire locale, pourvu qu’il ne s’attarde pas, étaient ravi de suivre Théo sur le chemin, à présent effacé, qui conduisait à la croisée des routes de Bolazec et de Berrien.

— C’était en fin d’après-midi, commença-t-il d’une voix de stentor. Je revenais de Kergoat Vraz quand, soudain, à moins de cinquante mètres, j’entends le claquement d’une paire de bottes boches. Je ne pouvais pas me tromper. Ce bruit on en avait plein les oreilles. Fallait faire gaffe. Depuis que les maquis s’organisaient sur la montagne, les allemands étaient nerveux. Pour un rien, pour peu qu’ils vous trouvent suspect, ils vous tiraient comme du gibier. Je ne vous dis pas la vitesse avec laquelle j’ai plongé derrière le talus. Bien que ne croyant en rien j’ai supplié Sainte Anne. C’est dire! Pour un peu, le cul dans la bouillasse, je retrouvai la foi de ma maman! J’étais là, tout frissonnant de peur quand je sens, sous ma main, un solide bâton. Sans réfléchir, brandissant le pen baz, je ressaute le talus pour atterrir devant un petit boche. Gast!  le bougre semblait saisit par la colique! Ah, si vous l’aviez vu, plus gris encore que sa vareuse, les yeux cerclés de frousse, une drôle de mèche blonde s’échappant de son casque qui lui-même tremblait! En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, je le vois qui détale en direction du bourg! Sans même pas penser à armer son fusil!  Nous en étions tous deux quittes pour une pétoche monumentale. Je ne veux pas me faire mousser. C’est là mon seul vrai fait de Résistance et il ne pèse pas lourd. Nous étions onze enfants à la ferme, mes deux aînés se trouvaient au stalag et bien que je haïsse les boches tout autant que les autres il fallait bien que le travail se fasse.

— Oui, Théo, mais le maire …

— Évidemment il avait un ausweis ce qui lui permettait, sans beaucoup de tracas, d’aller au Huelgoat se renseigner sur qui étaient nos trois fameux lascars. Quand il revint, la marche ne lui avait pas rendu son teint ordinairement plutôt rougeaud. Monsieur le maire était blanc comme un linge et il y avait de quoi! Ces types n’étaient pas des militaires comme les autres mais appartenaient à une catégorie mal définie d’envahisseurs. Faute de mieux, parce qu’il avait compris qu’ils avaient rang sur tous les autres, même les généraux, Barbier, dont le vocabulaire était parfois un peu restreint, les appelait des diplomates. Leurs noms? J’ai oublié les deux premiers, mais le troisième, je le revois comme si c’était hier. Un visage osseux, tranchant comme une serpe, d’une telle cruauté que je n’ai jamais vu son pareil depuis. Il s’appelait Otto Plasman, était docteur en je ne sais plus quoi à l’université de Berlin, mais, ce qui nous glaça le sang ce fut d’apprendre que notre visiteur était le directeur du bureau chargé des questions raciales à la SS. Pas la peine de nous faire un dessin.  Même ici, au fond des Monts d’Arrée, personne n’ignorait ce qu’étaient l’immonde et de savoir que notre recteur fricotait avec elle ne nous rassurait pas.

©José Le Moigne 2013

Notes

  1. Marais et tourbières autour du lac de Brénilis.
     
  2. Les difficultés de l’Angleterre sont la chance de l’Irlande. Allusion au pragmatisme irlandais pendant la Grande Guerre.

boule

 Viré monté