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La montagne rouge 1 / réécriture

José Le Moigne

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Photo Christine Le Moigne-Simonis

 La côte nord du Finistère, de Locquirec à Plougasnou, est une suite d’échancrures séparées par de hauts promontoires dont le plus escarpé, la pointe de Beg an fry, culmine soixante-dix mètres au-dessus de la mer. Le lieu est rude, mais d’une telle majesté, que, le plus blasé des promeneurs, brusquement emporté par une vague de plénitude, ne peut que ralentir ou marquer une pause. Aussi, le 9 août 1939, lorsque deux gars qui avaient tout d’étudiants en vacances plantèrent leur tente sur le glacis de dunes avachies, semées d’anis et de chardons marin qui domine la belle plage des Sables blancs, personne ne s’étonna, même pas le vieux Job Nédellec qui se borna à murmurer, lorsqu’il les vit dévaler sans freiner le raidillon de Poul Roudou.

— Gast !  Voilà-t-il pas que les gars de la ville enfilent des bragoù braz1 pour faire du vélo !

Il n’avait jamais vu de culottes de golf.

Sa réaction eût été différente et son comportement plus circonspect s’il avait su qu’il avait vu passer, en la personne de ces gamins qui lui avaient semblé un peu nigauds, l’avant-garde de ces Breiz Atao2 dont-on parlait sans bien savoir qui ils étaient et encore moins ce qu’ils voulaient. Car tout de même, des gars capables de faire sauter à Rennes, le jour de la visite du Président Herriot, le monument du rattachement de la Bretagne avec la France : cela valait que l’on s’informe un peu.

Né en 1884, Job, comme la plupart des rescapés du front, se vivait en miraculé. Quatre longues années à trimballer sa carcasse réduite à celle d’un animal tour à tour ou chassé ou chasseur, de la Marne à Verdun, de l’Artois à l’Argonne, de la Somme au Chemin des Dames, dans le fracas des explosions, les sifflements d’obus, le staccato des mitrailleuses, le tout sans même une écorchure, même s’il n’en tirait aucune vanité, bien peu pouvaient en dire autant. Pourtant, chaque 11 novembre, devant le monument aux morts de Guimaëc, bien que ne rechignant en aucune façon à arborer sa croix de guerre, Job ne pouvait s’empêcher de rugir dans sa barbe, qu’il portait à la manière des terre-neuvas, en écoutant le maire, un jeunot qui devait être dans les langes en 1914, parler, avec des trémolos dans sa voix de fausset, d’un certain champ d’honneur et des héros, les nôtres en l’occurrence, qui y étaient tombés.  Job n’avait pas besoin de lire les noms inscrits en lettre d’or sur le socle en granit de la statue, un poilu offrant son fusil au soleil ou à la pluie comme un archange de la mort, pour revoir les moissons d’avant-guerre, les battages sur l’aire, les laridés et les gavottes les jours de pardon et c’étaient des visages qui sortaient de la pierre, des silhouettes familières, amis ou connaissances, qui reprenaient leur place auprès des veuves hiératiques.

Des types comme ça, qui meurent en chantant dans les plis du drapeau, Job n’en avait jamais vu et, au grand dam du maire et des anciens planqués qui parlotaient avec l’emphase des nouveaux convertis, il ne l’envoyait pas dire. Jamais il n’avait oublié ce matin du côté de Vimy. Les malheureux qui montaient à l’assaut, des Marocains fauchés dès leur premier élan, ignoraient qui l’emportait de la brume ou de la fumée des canons ennemis dressés en palissades au sommet des collines. Il était bien trop loin dans le rang pour avoir entendu, mais puisque Millig Cam de Ploumoger, le même le même qu'un éclat de shrapnell avait coupé en deux en février 17 alors qu'il progressait à ses côtés, le disait, c’était parole d'évangile. Des officiers qui bavardent sur le dos de leurs troupes, qui spéculent sur leur valeur comme des maquignons, cela devait se faire à chaque réunion de l’État-Major, mais que des chefs, aussi illustres que l’Anglais French et le Français Joffre, puissent deviser, tranquillement, comme s’ils se trouvaient à une partie de bridge,  de l’aptitude au combat des soldats qu'ils offraient à la mort, cela passait l’entendement. Pourtant, puisqu’un esprit aussi simple et tranquille que Millig était incapable de l’inventer, il fallait bien le croire.

French, aux dire de Millig que sa haute taille désignait à la garde au drapeau, avait vanté, pendant la revue des troupes désignées pour le prochain assaut, la bravoure des régiments venus d’Ecosse qui allaient à la mort au son des cornemuses.  Joffre avait secoué sa bedaine puis, tendant sa main gantée en direction du régiment de Job il avait rétorqué:

— Je vous l’accorde, ce sont des guerriers fabuleux, mais, voyez-vous, nous ne sommes pas en reste. Les Marocains de Mangin les égalent sans doute, mais eux-mêmes sont des enfants à côté des Bretons. Aimeriez-vous que je vous le fasse voir?

L'Anglais avait souri dans ses moustaches ce qui avait eu le don d’agacer le Français.

— Colonel Le Flohic! Avait-il commandé d’une voix sèche.

Le colonel, un grison aux manières un peu rudes, mais apprécié pour cela par sa troupe trop rustique elle-même pour se fier à un gandin pommadé à peine sorti de l’École de Guerre, avait poussé son cheval jusqu’à celui du général.

— Mon général?

— Vous parlez le Breton n’est-ce pas?

— Mon général, je suis du Morbihan.

— Eh bien, montrez à Monsieur Le Maréchal la valeur de vos hommes au combat.

— Bien mon général, répondit le colonel.

Il ne lui plaisait pas de ridiculiser ses compatriotes, surtout devant un maréchal anglais; mais, que voulez-vous, un ordre est un ordre, surtout en temps de guerre. Depuis la Marne, plus d’un s’était vu limogé pour beaucoup moins que cela et le Flohic, aussi bonhomme qu’il fut, tenait à ses galons. Alors, après avoir commandé à ses chefs de bataillon de mettre leurs.

Il avait demandé aux chefs de bataillons de mettre les hommes au garde-à-vous il se lança dans un harangue en breton vannetais que Job s’appliqua à bien comprendre, non qu’il eût de telles différences avec son parler des Côtes du Nord pour qu’il puisse s’égarer, mais parce que le sujet était bien trop sérieux pour seulement se contenter des approximations d’usage.

— Da Gêr3! Conclu le colonel en levant haut son arme.

L'effet fut immédiat. Les mots n’avaient encore quitté ses lèvres que déjà nos bretons, persuadés qu'ils retournaient chez eux, brisaient les rangs avec des cris de joie.

On en vit même qui s’embrassaient.

— Constatez, Monsieur Le Maréchal, s’enflamma le père Joffre, Les bretons sont comme ça. Prononcez devant eux le mot guerre et ils sont prêts à en découdre.

Certains l’affirment. L’Histoire ne vaut que par ses anecdotes qui lui donnent du corps; mais aujourd’hui, devant le monument aux morts de Guimaëc, Job se foutait bien de celle-là. La Grande Guerre, pour lui, c’était d’abord cent cinquante mille Bretons menés à l’abattoir. Des amputés qui ne pousseraient plus jamais la charrue, des aveugles tâtonnants devant le porche des enclos; des gueules cassées qui semblaient s’excuser d’exister; une jeunesse si crâne en son essor et à présent à tout jamais maussade; des bourgs et des hameaux saignés à blanc qui entamaient leur descente aux enfers. 

Vingt ans avaient passé, mais la Bretagne était toujours en deuil. S’en relèverait-elle un jour? Il ne le savait pas. Comment oser parler de l’avenir quand il fallait reprendre rang dans un ordre des choses à jamais bousculé? Le vieux Job regrettait bien souvent que l’Ankou ne l’ai pas fauché comme ses frères tombés avec une régularité de métronome. Iffig, du 48e régiment d'infanterie de Guingamp, le 15 septembree1914; Goulven, matelot de 2e classe, à Nieuport, le 29 janvier 1915; Fanch, rebelle de la famille qui, à leur dernière rencontre avant qu’il ne tombe, à Verdun, le 25 septembre 1916 lui avait déclaré en breton: «Ce n'est pas une guerre, c'est une boucherie. Nous sommes comme un troupeau qu'on mène à l'abattoir tandis que ces beaux messieurs se tiennent loin des tranchées avec leurs bottes luisantes et leurs galons»; Jakez, enfin, gazé à mort, qu’on avait inhumé, le 22 janvier 1918 au Petit-Mesnil, si loin de sa Bretagne. Ses frères, ses oncles, ses cousins, ses copains de tranchées qu'on célébrait une fois par an pour aussitôt les oublier. Tous ces absents se foutaient bien du champ d’honneur! Il lui suffisait de parcourir les rangs de ceux, qu’aujourd’hui on appelait, avec une pudeur qu’il jugeait déplacée, les anciens combattants, pour s’apercevoir qu’il n’en était pas un qui ne pensât comme lui.

Parions.  Si Guy Vissault et Alain Louarn avaient pu pénétrer dans les pensées du vétéran, nul doute qu’ils l’auraient aussitôt entrepris. Les sacrifiés de la Grande Guerre, pour eux, c'était du pain béni. La preuve, s’il en fallait, que lorsqu'il s'agissait d'offrir sa peau au nom d’une prétendue unité nationale, la Bretagne, aux yeux du reste du pays, n'était ni plus, ni moins, qu'une colonie semblable à celles d’Amérique, d’Afrique, d’Asie et pourquoi pas d’Océanie. Mais la rencontre ne se fit pas ce qui valait sans doute mieux pour eux. Job Nédellec avait la tête près du bonnet et il aurait fait bon voir que des blancs-becs, guidés ou inspirés par des Jean-foutre qui n’avaient pas ici plus d’épaisseur que du papier à cigarette, voulussent lui en remontrer sur ce que c'était qu'être Breton!

Toujours est-il qu’aux Sables Blancs, au lieu d'attacher leurs machines ainsi que l'aurait fait n'importe quel gars d'ici, Alain Louarn et Vissaut les balancèrent sur le sol. C’était à l'instant entre tous fragile où la mer apaisée semble faire la sieste. Çà et là des rochers, sur lesquels des nuées de mouettes, de cormorans et de pétrels, plongeaient et cancanaient affleuraient du friselis de l’eau. C’était pourtant un piège redoutable car, dès que la mer enflait en ramenant à la surface leur chevelure de varech, ces paisibles îlets devenaient de redoutables écueils que les plus aguerris des marins craignaient de talonner lorsque la brume les entraînait loin du chenal balisé. Cependant, à peine eurent-ils planté leur tente que d'un commun accord s'engagèrent sur le sentier de douaniers qui serpentait entre les dunes et les amas rocheux.  Ils auraient pu ainsi le suivre, de crique en crique, de promontoire en promontoire, de Locquirec à Saint-Eflam et bien plus loin encore, mais c'eût été un abandon de poste.  Ils n’étaient pas là pour randonner, mais pour faire le guet.

Ils s'arrêtèrent donc au pied de l'énorme rocher qui, d'une manière emblématique, indique la frontière entre le Finistère et les Côtes-du-Nord. Vissaut, adossé à la pierre, effaça d’un revers de la main la légère buée qui perlait à son front. Avec ses cheveux blonds coupés rejetés en arrière, son visage d'enfant sage qui a grandi trop vite, sa mince silhouette flexible comme une liane, n'eut été ses yeux verts pouvant passer en un instant de la douceur la plus extrême à une totale cruauté, qu’il aurait pu passer pour un gentil garçon, mais, quelque chose de trouble, que ses efforts constants n'arrivaient pas à travestir, se dégageait de sa personne. Personne ne l'ignorait, Vissaut était, au fond de lui, rongé par l'inquiétude. Non qu’il manquât de courage. Au contraire, qu'un danger viennent à se présenter et vous l’auriez vu s’y précipiter sans arrière-pensées; mais de devoir attendre le mettait mal à l'aise, le déprimait et le faisait douter. 

— Pourvu qu’ils soient à l’heure, pensa-t-il à voix haute. Le Houelogou est un marin habile et le Gwalarn est un très bon navire, mais il est toujours possible qu’ils manquent la marée.

Louarn froissa un brin d’anis qu’il prit le temps de humer avant de lui répondre.

— Ne te fais donc pas du mouron pour rien! Ici, c’est la Manche. Pas la Pointe du Raz ni les courants d’Ouessant!

— Je ne dis pas, mais ces gars que le Kuzul Meur4 nous envoie, sont-ils vraiment fiables? Après tout, nous ne les connaissons pas?

— Aie donc confiance! Cela fait des semaines qu’ils s’entraînent dans la forêt de Frau. Ils ne se pointeront qu’avec la nuit tombée. Crois-moi, ils connaissent leur affaire! Des Bagadoù Stourm5, tu penses …

— Et le camion? Si jamais les gendarmes l’arrêtaient …

— Tu fais exprès ou quoi? Tout le monde le connaît Geffroy à Locquirec.  Qui pourrait se méfier de lui?

— Tu as raison, je me bile pour rien. Ce doit être l’attente.

Aussi brun et massif que l'autre était blond et fluet, Alain Louarn était de ceux qui ne connaissent de limites que celles qu’ils se donnent. Il faisait tout à fond et, dévoué corps et âme à la cause, il se voyait, au modeste niveau qu’il savait être le sien, comme un digne héritier des bardes et des guerriers de l’antique Bretagne. 

Le soleil déclinait et la mer commençait à monter. L’écume rognait le sable avant de déferler en vagues à la puissance contenue. On était loin encore des marées d’équinoxe. À Locquirec comme à Plestin, l’eau serait bientôt assez haute pour que la flottille des pêcheurs, dont les voiles cachou pointaient déjà à l’horizon, puisse s’arrimer aux quais. Sans tarder les sabots claqueraient en retrouvant la pierre, les visages cuits et recuits par le soleil et les embruns esquisseraient quelques vagues sourires et dans l’air saturé de saumure des cris et des exclamations, toujours les mêmes, marqueraient le retour du marin sur la terre.

Tout pourtant avait bien commencé. Le Gwalarn, dundee maquillé en thonier, était passé ainsi que la manœuvre l’exigeait, au large de l’îlot des Charrues. À présent il devait louvoyer jusqu’à trouver le bon mouillage. Or, sans tenir compte du tirant d’eau, le voilà qui filait à l’assaut de la plage. La quille frôla le sable avant de s'y figer. Le voilier s’échoua.

— Foutue traversée de merde ! explosa le patron.

Passe encore pour la caisse perdue au large de Jersey. D'accord, ce n'était pas malin. Quelques milliers de tracts imprimés en Allemagne livrés à l’appétit des crabes et à la curiosité de ceux qui les pêchaient. Mais s’échouer au point de rendez-vous quand on transporte des caisses d’armes offertes par l’Allemagne nazie, c’était à vous cogner la tête contre le cabestan.

Par chance, la nuit était tombée, profonde et insondable. On ne pouvait jurer de rien, mais il était improbable que de la terre on puisse deviner le mystérieux ballet qui se dansait en contrebas. Louarn ne s’était pas trompé. Les Bagadoù Stourm avait fait leur jonction à la chute du jour. Rompus aux manœuvres secrètes, le commando s’était caché pendant des heures aux alentours de Loquirec et maintenant, dirigé par Louarn et Vissaut, actifs et silencieux, de l’eau parfois jusqu’à la taille, il trimballait les caisses du Gwalarn jusqu’au camion de Geffroy lui aussi arrivé, du moins le croyait-il, dans la plus grande discrétion.

Au bout d’une heure, sans lâcher son mégot qu’il suçait bien plus qu’il ne le fumait, Geoffroy serra l'une après l'autre les lanières de cuir qui retenaient la bâche et démarra en direction d’un lieu que lui seul connaissait. Les Bagadoù Stourm et les Breiz Atao avaient bien étudié la stratégie de leurs frères d’Irlande. Si jamais on te questionnait, que l’on te torturait peut-être, impossible de vendre ce que tu n’avais pas. Le cloisonnement était la règle. Pourtant, en mettant le contact, Geffroy faillit bien se couper. N’ayant pas remarqué que Vissaut se tenait près de lui sur le marchepied il s’exclama, se parlant à lui-même d’une manière guillerette:

— En avant pour le presbytère de Scrignac.

Mais, après tout, peut-être n’était-ce qu’une feinte.

©José Le Moigne
Septembre 2012

Notes

  1. Bragoù braz: Littéralement grandes culottes. Vêtement traditionnel breton que certaines sources font dériver du kilt.
     
  2. Breiz Atao: Bretagne toujours.
     
  3. Da Gêr: Rentrer chez soi.
     
  4. Kuzul meur: Grand conseil.
     
  5. Bagadoù stourm: groupes de combat.

 Viré monté