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Un matin d'autrefois

José Le Moigne

 

 

 

 

Chemin de la mangrove

Vers les 6 heures du matin, Lannig se levait, raclait les cendres du foyer et soufflait sur les braises. La grosse cuisinière qui servait à la fois à cuire nos repas et à chauffer la maison se mettait aussitôt à ronfler. Très vite, une ondée de chaleur commençait à ramper et repoussait le froid.

Mon père, sachant combien j'avais déjà le sommeil léger, marchait sur la pointe des pieds ; n'allumait qu'une lampe à la fois ; s'appliquait à étouffer le grincement des chaises, les bruits de la vaisselle et jusqu'aux craquements des lames du parquet. Mais il avait beau faire, le simple frôlement de ses chaussons sur le plancher suffisait à me réveiller. S'il l'avait su, lui, qui m'aimait sans savoir le dire, n'aurait pas manqué de se croire coupable et toute sa journée, aux perspectives déjà si peu réjouissantes, en eut été gâchée. Le sachant donc, même si je ne cessais pas de l'observer de l'observer derrière mes cils qui seuls dépassaient de la couverture, je gardais les yeux clos et son ombre, que l'absence de couloir réfléchissait à l'infini, me semblait celle d'un géant.

La veille, avant de se coucher, Man Anna, avec des gestes lents et précis de grageuse de manioc qui lui venaient de ses ancêtres africaines, avait moulu les graines sombres du café. Il ne restait plus à Lannig qu'à verser la mouture dans le filtre émaillé de notre antique cafetière et à prendre son bol.

Mes zanmis! Quel insondable monument que le bol de Lannig! Une faïence ébréchée capable de contenir un bon litre de liquide bouillant. Lannig, au préalable, y avait entassé quelques tranches de pain et, au bas mot, quatre morceaux de sucre sur lesquels il versait le café avant de s'en aller à l'appentis. Je l'entendais fourgonner le dessous de la porte pour en faire glisser le quotidien que le livreur de journaux avait glissé du moins mal qu'il pouvait, puis revenir en soupirant dans la cuisine. Alors, il s'emparait du bol, glissait Le Télégramme sous son aisselle, et partait s'installer aux toilettes.

Il se passait un bon quart d'heure avant que la chasse d'eau ne gronde comme les chutes du Zambèze. Lannig passait sa canadienne, vérifiait sa gamelle et repassait à l'appentis qui lui servait tout à la fois d'atelier, de remise à charbon, et de garage pour sa moto.

Un raclement de gorge qui signifiait pour moi qu'il ajustait son casque, un bruit de compression, un bref appel de la poignée des gaz signalaient son départ. D'abord timide, le grondement du moteur s'amplifiait crescendo puis se fondait dans le silence. Il n'avait pas passé le moignon de poterne, seul vestige de l'ancien bagne, que, déjà, je m'étais renfoncé dans ce qui n'était somme toute que l'apparence du sommeil.

Quand deux heures plus tard j'émergeais cette fois-ci pour de la brume nocturne qui me tenait caché, une bête immonde, plus grande qu'un donjon ou plus petite qu'un dé à coudre selon les circonstances, mais qui toujours pesait des tonnes, s'échappait en rampant du marigot infect où je me débattais.

Tout mon corps se cabrait et je hurlais d'effroi.

Lorsque, enfin, je consentais à ouvrir les yeux, Man Anna, déjà toute fraîche et parfumée comme le plus bel œillet de son jardin, se tenait près de moi. Elle décollait de mon front moite les mèches frisottées et murmurait, d'une voix qui se voulait paisible mais où hurlaient pourtant les démons de l'angoisse:

— Rassure-toi pitite à manman, tout ça n'était qu'un mauvais rêve.

©José Le Moigne
Chemin de la mangrove
L’Harmattan 1999

 Viré monté