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Pierre Mac-Orlan / La gare

José Le Moigne

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Brest, sur le pont. Photo Christine Le Moigne-Simonis.

Marc Orlan

Cependant, comme on ne se refait pas, il ne put s’empêcher de lui montrer la façade de guingois du Café des Mouettes. Cela tenait tellement du bouge à matelots qu’une fois de plus Julien se demanda si cet amoureux des ports, ce bourlingueur, ce traîne-la- nuit de Mac Orlan, ne s’en était pas servi pour bâtir le décor de son roman, L’ancre de miséricorde. Ah ce bouquin ! Julien pouvait dire sans tricher qu’il l’aimait ! Il ne se passait pas deux ans sans qu’il ne le relise, avec, depuis l’enfance, un intérêt toujours renouvelé. Parfois il était prêt à le jurer, tellement cela semblait une évidence, que Mac Orlan s’était naguère installé là, le regard vif sous son béret de highlander, le coude droit collé au zinc, la bouffarde à la bouche, dans les relents de vin et de tabac, pour discuter jusqu’au bout de la nuit, avec des matafs à la dérive, des dockers interlopes, des hommes au teint blafard – moitié bourgeois, moitié clochards – fantômes à la recherche dont ne savait trop quoi. Peut-être le parfum frelaté d’une aventure chimérique ; peut-être tout simplement une raison de vivre ou de mourir.

Vers la pointe du jour, à l’heure où le cœur et la raison vacillent, la voix brûlée par le tabac, le poète entonnait, pour ses compagnons que la montée de la lumière affole, une de ces goualantes où se bousculent dans les soupirs d’un accordéon geignard, l’envie poignante d’un ailleurs, la douleur de vivre, la mort violente quelques fois. Lui-même, entre deux pages de roman, ne dédaignait pas de composer un florilège de ces rengaines —  à la fois poétiques, canailles et cruelles — qui, depuis la nuit des temps, jaillissent du pavé de tous les ports du monde.

Sur son maillot de laine bleue[1]
On pouvait lire en lettres rondes
Le nom d’une vielle compagnie
Qui, paraît-il, fait l’tour du monde.
Nous sommes entrés chez Charly
À Pennyfields, loin des soucis.
Et j’ai dansé toute la nuit
Avec mon chin’toc ébloui.

Depuis toujours, Julien croyait que certains lieux sur qui le temps semble glisser, préservent la mémoire de ceux, célèbres ou anonymes, qui les ont fréquentés. Pour lui, l’extravagant Café des Mouettes ne pouvait être de ceux-là et il avait suffi, à ce filou de Mac Orlan, d’en humer la troublante atmosphère pour que son roman lui saute tout entier à la gueule! Notre époque n’en est plus, modernité oblige, à sortir le surin pour un mot de travers. Qu’importe. Cela n’empêche pas l’imagination de voler au secours du rêveur. La rade a si peu changé depuis des siècles! Il suffit de fermer les yeux pour se retrouver au temps où, avec la permission intéressée des argousins, les bagnards s’accordaient des permissions de nuit.  De la Penfeld à la rue Kéravel, on ne pouvait trouver une créature plus rusée, plus rouée, plus prudente et plus méfiante que Jean de la sorgue.[2] Julien connaissait parfaitement cet étrange forçat qui avait traversé tant de ses nuits d’adolescent. Bien sûr qu’il s’était assis là, dans le plus sombre des recoins, celui que l’éclat des chandelles n’atteignait presque pas, à attendre, nuit après nuit, figé devant un cruchon de tafia, qu’un mystérieux signal émerge des venelles.

José Le Moigne
La gare
Microcosme éditions

Notes
 

  1. La fille de Londres (Pierre Mac Orlan)
     
  2. La sorgue : La nuit (argot du bagne)

boule

 Viré monté