Potomitan

Site de promotion des cultures et des langues créoles
Annou voyé kreyòl douvan douvan

Madiana

Chemin de la mangrove 4

José Le Moigne

Brest: l'église Saint-Martin au début du XXe siècle.
Public domain, Wikimedia Commons.

Les halles Saint-Martin

Je suis chabine et je ne songe aucunement à le renier. Mais de là à faire remonter nos origines à Belain d’Esnambuc pour la simple raison que Man Rosalie disait à qui voulait l’entendre que son époux, mon arrière-grand-père, était un vieux Breton; voilà un pas que je me garderais bien de franchir. Néanmoins, il se trouve que mon premier souvenir créole est lié à mon aïeul, précisément à ses funérailles. Je me souviens qu’il faisait chaud et que les nuages au-dessus de ma tête étaient aussi noirs qu’ils avaient dû être sur le Golgotha le jour de la passion de Notre-Seigneur, ce qui signifie qu’on devait être au temps de l’hivernage et qu’un cyclone menaçait. Je revois le cercueil porté à bras par les meilleurs amis du défunt se balançant comme un gros scarabée sur le chemin de terre rouge qui menait de chez nous au bourg du Lorrain. Il n’y a pas d’avant, il n’y a pas d’après. Tu vois, c’était comme si, un instant, la lumière d’un phare avait balayé ma petite enfance avant de la renvoyer dans les limbes pour une ou deux années. Toujours est-il que, magie des souvenirs fondateurs, c’est à lui que j’ai pensé, tellement d’années plus tard, en posant mon tréteau devant l’église Saint-Martin, sans doute, mais tu le sais bien mieux que moi, le seul monument du vieux Brest à n’avoir pas succombé à l’orage des bombes.

Je ne savais pas que je violais un privilège. Je pensais que c’était comme à la foire Saint-Michel où chacun s’installait au petit bonheur la chance. Je n’ai rien demandé à personne, j’ai couvert mon étal de ma nappe en madras, j’ai aligné mes fioles et mes petits sachets d’épices puis, après avoir allumé mon petit gaz, j’ai commencé à préparer ma sauce armoricaine. Que n’avais-je fait là! Ah, si tu avais vu mes voisines, de braves paysannes toutes de noir vêtues, les pieds dans leurs sabots et le chef couronné de la petite coiffe des pays de l’Iroise? Comme chaque jeudi, elles étaient descendues de Saint-Renan, de Lesneven et de Gouesnou avec leurs paniers d’œufs, leurs poules, leurs canards et leurs mottes de beurre suintantes de sel qu’elles protégeaient de la chaleur avec un torchon mouillé. La place Saint-Martin leur était réservée et, ça, je l’ignorais. Aussi, quand le placier m’a ordonné de remballer avec des gestes de matamore, c’est en toute innocence que je lui ai rétorqué que les produits que je présentais ne pouvaient pas faire de tord aux autres commerçantes et qu’il se pourrait même, au contraire, qu’ils leur attirent des clientes tout simplement par contagion.

Au fond, c’était un brave type dont les oreilles ne retenaient pas le képi tellement il avait peu de cervelle. Tu connais l’expression. Il a jeté par acquit de conscience un regard bourru sur les commères qui de toute manière, je l’avais déjà compris, ne voulaient pas d’histoire et m’a lancé dans un sourire mi-figue mi-raisin:

— Allons, pour une fois ça passe, mais n’y revenez pas!

Puis il a détaché un ticket du rouleau qu’il avait à la main et il me l’a tendu.

Voilà, c’est un exemple parmi mille autres. Les gens de Brest ont toujours été très gentils avec moi. Hélas, je n’en dirais pas autant d’ici.

Je dois dire que je n’ai pas été longue à me concilier toutes les paysannes. Il leur fallait bien reconnaître que je ne marchais pas sur leurs brisés et qu’au contraire j’attirais les chalands. Dès lors, que ce soit à Saint-Martin, aux halles, à Saint-Pierre ou au Pilier rouge, car, à Brest, il y avait chaque jour un marché, j’avais ma place réservée. J’arrivais pour la Saint-Michel et je repartais à la fin du printemps pour la saison sur la côte atlantique. Pendant notre séjour, nous logions à l’hôtel. J’affirmais qu’il n’était pas facile de trouver une maison dans la ville qui commençait à peine d’émerger de ses ruines, mais, pour être sincère, j’entretenais le mystère. Madiana arrivait, Madiana repartait. Personne ne savait où elle habitait. C’était très bon pour les affaires.

En plus, les enfants m’adoraient. Il n’y avait qu’un pâté de maisons entre la place Guérin et son école communale et les halles Saint-Martin. Aussi, comme ils n’avaient pas de classe le jeudi, avant d’aller au patronage, le patro comme ils disaient, ils faisaient un tour par mon stand. Ah les charmants coquins, les ravissants petits aventuriers! Vrai, ils se prenaient pour Tarzan en baissant leurs caboches sur mes bouquets d’épices tout en braillant «Madiana! Madiana!» en remuant du popotin comme une bande de chimpanzés farceurs. Est-ce parce que j’étais en manque de petit bien à moi? Je n’ai jamais poussé la question à fond, mais je n’ai jamais pu les rembarrer. Au contraire, je leur accordais tout. Bien entendu, on ne connaissait pas les barquettes et les mamans, lorsqu’elles m’achetaient une préparation, se munissaient de récipients en aluminium ou en fer blanc. Elles en faisaient de même avec leurs pots à lait. J’avais dans mon attirail tout un lot de coquilles Saint-Jacques qui me servaient pour mes présentations et pour faire goûter. C’était pratique et ça faisait couleur locale. Tu devines n’est-ce pas? J’attendais qu’ils aient fini leurs pitreries et chacun avait droit à une coquille pleine de moules baignant dans leur sauce délicate.

Les paysannes pouffaient dans leur mouchoir qui sentait le tabac à priser.

— Madiana, c’est la soupe populaire chez vous! disaient-elles sans méchancetés aucunes.

— Plaignez-vous, mes commères, je nous prépare la clientèle de demain.

C’était un rituel au fond semblable à ceux des marchés de chez nous.

J’avais cinquante ans et j’étais loin d’imaginer qu’il m’en restait quasiment autant à vivre. Non, je ne craignais pas de vieillir. Tout simplement, la question ne se posait pas car, à chaque fois que je me lançais dans une nouvelle activité, je sentais légère et libre et je gagnais un argent fou.

Hélas, il n’en allait pas de même pour Émilien. Il ne travaillait plus depuis notre retour de Martinique. Il continuait à me suivre, mais c’était avec des bouquins plein les poches. Il assouvissait sa passion pour la lecture et moi, j’étais heureuse de pouvoir lui offrir cette tranquillité. Quelle idée lui a pris de mourir si vite? Pardonne-moi, mais par pudeur et par amour pour mon vieux compagnon, je ne te dirais pas ni comment, ni de quoi ni comment il est mort. Je garde ça pour moi. Qu’il te suffise de savoir que depuis tout ce temps, il ne se passe pas un jour sans que je pense à lui, et deux fois plutôt qu’une!

1963. J’ai 60 ans et je ne suis plus, bien loin s’en faut, la jeune femme de Nice, de Paris et de Bruxelles dont le ventre se tordait à la moindre émotion, mais je suis ainsi faite, il faut que mon corps réagisse. Dès la mort d’Émilien, les rhumatismes se sont jetés sur moi pour de plus me lâcher. J’avais mal aux épaules, j’avais mal aux poignets, j’avais mal aux phalanges, j’avais mal aux genoux, j’avais mal aux chevilles, bref, j’avais mal partout. Les marchés, ce n’était plus pour moi, d’ailleurs, le cœur n’y était plus. Pourtant, malgré mes souffrances physiques ou morales, ma tête me disait que je n’étais encore bonne pour la casse. J’avais une belle maison à Pornichet. Une maison très agréable, très confortable. J’aurais pu m’enterrer là et vivre de mes rentes, mais la retraite, ce n’était pas mon genre. Une fois de plus, j’ai décidé de bousculer ma vie. Les coups de tête m’avaient plutôt toujours bien réussi. J’avais appris par le journal qu’un restaurant était à vendre à Nantes dans le quartier du port. Je connaissais un peu la ville. J’ai pris ma voiture et je suis allé voir le notaire. L’affaire s’est faite comme je le dis toujours en trois coups de cuillère à pot. Le bistro s’appelait Restaurant de la Loire. Je l’ai débaptisé et appelé le Madiana. Ce n’était pas pareil qu’avec mon Émilien; mais, vaille que vaille, au sens créole du terme, c'était un autre décollage.

*

© José Le Moigne

Madiana
Chemin de la mangrove 4
Anzin
Avril 1999-Mai 2000
La Louvière, Belgique
Mars 2022-Février 2023

Sommaire:
Chemin de la mangrove 4

*

 Viré monté