Potomitan

Site de promotion des cultures et des langues créoles
Annou voyé kreyòl douvan douvan

Madiana

Chemin de la mangrove 4

José Le Moigne

Photographie Rachel (collection de l’auteur)

Prologue

C’est à Perpignan, résidence du Castillet, appartement 108, porte F, que j’ai retrouvé Rachel. Au bout de quarante ans, je ne m’attendais pas à ce qu’elle me considère comme une sorte d’enfant prodigue, mais j’avais tort. Je n’avais franchi son seuil que déjà je l’entendais crier, avec ce bel accent créole qu’une vie presque entière passée en métropole n’avait pu effacer:

— Aïe, Monsieur Julien, dépêche-toi d’entrer!

Puis s’adressant à la fille visiblement un peu simplette qui lui servait de dame de compagnie elle s’exclama:

— Alors, Maryse, il est beau n’est-ce-pas? Dire qu’ai connu ce bonhomme-là quand il n’avait que quatre ans à peine!

Je crois avoir un peu rougi. C’est vrai, des gens m’ayant connu dans ma petite enfance, il n’y en avait pas des masses. Même à cette époque-là.

Quatre-vingt-quinze années. Ce n’est pas rien assurément. On ne parle plus de printemps... Ni d’été... Mais d’hiver. De la chabine redoutable que j’avais connu autrefois il ne restait plus qu’une négresse minuscule et rabougrie. Pourtant, malgré la ruine de ses traits, Il me semblait que son visage avait gagné en acuité ce qu’il avait perdu en fermeté et que ses cheveux couleur de neige sale lui donnaient, invraisemblable paradoxe pour qui l’avait croisé au temps de sa splendeur, l’allure espiègle d’un lutin. Elle m’attira sur sa poitrine étroite et me tendit la joue. J’avoue un mouvement de recul, mais je cédais et je fis bien. Sa peau, était d’une infinie douceur et d’une fraicheur exquise.

Au fond, elle avait embellie.

En fait d’appartement, elle logeait dans un studio dans désordre formidable où ses souvenirs les plus chers gisaient dans des cartons. Cela faisait, me dit-elle, qu’elle l’avait acheté avec le produit de la vente de son restaurant de Nantes. L’air était à ce point saturé de relents d’ammoniaque que je me demandais si cette odeur d’urine qui prenait à la gorge émanait des toilettes ouvertes munies de barres de handicap ou du corps de Rachel.

— Assied-toi là, m’ordonna-t-elle avec comme d’habitude du défi dans la voix.

Je notais au passage que le siège qu’elle m’indiquait était comme tous les autres de la pièce un siège médical.

Comme toujours perspicace, Rachel avait perçu l’inquisition dans mon regard, mais elle savait que je ne poserai pas de questions. Elle jugea pourtant bon d’anticiper.

— Je sais bien ce que disent les gens lança-t-elle péremptoire.

Hein, je serais pauvre au point de pouvoir équiper ma fenêtre d’un rideau? Sottise. De la pure et simple médisance. Des rideaux, j’en ai des kilomètres dans mon armoire. J’ai acheté pour la lumière. Tu sais que ce n’est pas mon genre, mais dès que j’ai vu cette fenêtre, j’ai signé sans jeter un seul œil à la cuisine et à la salle de bain. Après, seulement, j’ai mesuré mes meubles. Le buffet de cuisine faisait 2 mètres. J’avais la trouille qu’il n’entre pas. Alors, j’ai téléphoné à un bonhomme qui s’est déplacé pour prendre les mesures. Quand il m’a dit que ça irait, je l’ai cru sur parole et il avait raison. Si je pouvais bouger, peut-être serait-ce différent, mais regarde, dès qu’il fait beau, les montagnes sortent des nuages. L’hiver comme l’été, on dirait que la mer remonte jusqu’ici. Les mouettes viennent se poser sur leur lit de roseaux. A mon âge, je ne demande rien de plus. Qu’est que j’irais faire en maison de retraite?

Elle avança au milieu de verres sales et de plaquettes de médicaments plus ou moins entamés une canette de Pampryl convertie en carafe sur l’étoffe safran qui tenait lieu de nappe. Oui, sur ce point-là elle avait raison. La baie vitrée s’ouvrait sur une campagne catalane avec en contre-bas, trônant en majesté, un ancien pont romain. À vol d’oiseau, il n’y avait pas un kilomètre et vue d’ici, la bretelle d’autoroute qui barrait l’horizon, débarrassée de sa fureur et de son bruit, n’avait rien d’effrayant. Intégrée dans le paysage, elle paraissait plutôt amusante et jolie, une sorte de canal bordé par de grands arbres.

Photographie Rachel (collection de l’auteur).

Elle parlait en battant la mesure d’un geste saccadé, complètement désaccordé montrant à chaque mouvement ses mains aux ongles longs, taillés avec un soin maniaque prouvant s’il en était besoin qu’il lui restait beaucoup de coquetterie. Soudain changeant de cible, elle houspilla Maryse qui selon elle tardait à apporter la bouteille de muscat. Elle l’invita à trinquer avec nous puis, au bout de trois gorgées, la renvoya sans autre forme de procès.

— Cette petite, dit-elle avec férocité, est honnête et gentille, mais pour l’initiative, zéro. Soixante francs de l’heure et elle n’est même pas capable de tenir la maison. Une vraie porcherie dans laquelle je dois vivre. Bon, je dois me reposer. Reviens demain-matin, Maryse ne sera pas là et on pourra causer.

Pas la peine de discuter ou de sembler choqué. C’était comme ça. Donc, le lendemain matin, comme j’avais remarqué que Rachel était dure de la feuille et bien-sûr très lente à se mouvoir, j’insistais lourdement sur le bouton de l’interphone. Précaution inutile. Je n’avais pas raché mon doigt que le signal automatique sifflait dans la serrure. Je montais. Derrière la porte du studio, Rachel guettait mon arrivée, vêtue d’un polo bleu, d’une jupe à fleurs qui lui tombait jusqu’aux chevilles, les pieds emmaillotés dans des socquettes de tennis, visiblement très énervée.

— Tu m’as réveillé en sursaut bougonna-t-elle en m’embrassant.

— Pardon, si j’avais su je serais venu plus tard.

— Mais non, couillon, je t’attendais. Mais tu n’étais pas obligé de carillonner comme tu l’a fait. Quand, à ton âge, tu devrais avoir plus de jugeotte. Si je me lève trop brusquement, je fais pipi sur moi.

Là-dessus, elle me tourna ostensiblement le dos, se pencha sur la chaise percée, s’empara d’un carré de tissus et s’essuya l’entre-jambe. Plutôt que de gémir sur les aléas de la vieillesse, et masquant sa pudeur sous des grimaces de guenon qui la rendaient à son corps défendant encore plus pathétique, elle tenta de s’expliquer d’un air bravache, mais ses ricanements sonnaient plus faux encore qu’un vieux crincrin désaccordé.

— Regardes dans l’armoire pour moi, poursuivit-elle d’une voix plus adoucie, prends cette boîte en carton, celle-là aussi, et encore. Maintenant, assied-toi près de moi.

Alors, en se fichant complètement de la chronologie, elle extirpa des boîtes, avec à chaque fois un commentaire sucré-salé, ses photos préférées. Elles nombreuses et variées, mais elle avait une nette prédilection pour les portraits. On la voyait à tous les âges de la vie. Jeune fille, jeune femme, Seigneur, comme elle avait été jolie! C’était alors vraiment une tout autre personne, traversée de lumière, troublante et mystérieuse, irradiée d’un secret que personne ne partagerait. C’était à tomber fol amoureux de son reflet!

Magie du noir et blanc, je me suis attardé comme un galant séduit sur le portrait en pied de ses vingt ans où on la voit assise, tranquille et sage, sur un banc de jardin. Pas de décors, pas d’artifices, une jeune fille en jupe longue, aux pieds mignons serrés dans des bottines à lacets, à la tête coiffée d’un chapeau cloche à larges bords. Bien que nous fussions en 1924, malgré ses cheveux décrêpés et coiffés au carré, ce n’était pas une garçonne qui posait ce jour-là, pas davantage une midinette rêvant à des amours sirop-miel, pas plus qu’une petite bonne. N’empêche, soixante-quinze-ans plus tard, moi aussi, comme sans doute ses soupirants d’alors, j’aurais donné très cher pour savoir ce qui se passait dans cette petite tête. Quoi donc la tenait accoudée aux nuages? Était-ce la nostalgie et le regret de son île natale? Nul n’aurait su le dire, mais on était touché au cœur, percé et transpercé par son regard de vigie.

— C’était à Lyon, le jour de mes vingt-ans, me confia-t-elle, mutine. On ne m’avait encore jamais photographié. Alors, tu vas rire, j’ai du m’offrir ce cadeau… et de recommencer tous les dix ans.

Sa voix me parut attisée du même défit qui l’avait animée ce jour-là dans le studio du photographe. Ce fut cependant très fugace.

L’exaltation tomba très vite. Elle se troubla et elle parut brusquement si lasse et désespérée de survivre si longtemps à sa jeunesse, que sur le champ je renonçais à découvrir, pour la stigmatiser sans doute, la part de complaisance qu’elle mettait à ses confidences. Mais, elle ne me laissa pas le temps de m’émouvoir longtemps. Fouillant dans un autre carton elle exhuma une liasse de papiers jaunis, déchirés par endroits, parsemés çà et là de tâches de vieillesse.

Sa voix me parut attisée par le même défi qui l’avait mu naguère dans le studio du photographe. Ce fut cependant très fugace. L’exaltation tomba très vite. Elle se troubla et elle parut brusquement si lasse et désespérée de survivre si longtemps à sa jeunesse, que sur le champ, je renonçais à découvrir, pour la stigmatiser sans doute, la part de complaisance qu’elle mettait à ses confidences. Mais elle ne me laissa pas le temps de m’émouvoir. Fouillant dans un autre carton elle en sortit une liasse de papiers jaunis, déchirés par endroits, parsemés çà et là de taches de vieillesse.

Je suis d’une des dernières générations du porte-plume. C’est dire si les enluminures scripturales, les pleins et les déliés posés comme sur une portée, n’ont plus aucun secret pour moi. Je crois même pouvoir dire que j’en suis amoureux. Mais dans le cas présent, j’ai craint de suffoquer sous la masse des textes à demi effacés, à la calligraphie surchargée d’arabesques, que Rachel, inquiète, exhumait à mon attention. Eussent-ils été rédigés en sumérien qu’ils ne m’auraient pas paru moins inaccessibles. Pourtant, à force d’attention, au beau milieu d’un agrégat de grosses notariées dont certaines semblaient datées de l’ancien testament, je parvins à déchiffrer cette relique du 29 juin 1666:

Preuves de la noblesse de Monsieur d’Anfray

Il résulte de divers actes servant à la généalogie dont la copie, au moins dans l’extrait détaillé fait cy-dessus, que depuis plus de 320 ans, en partant directement du premier acte en 1479, la famille de Monsieur Jacques-René-Pierre d’Anfray, seul existant à nos jours à jouir de la noblesse, & de ses distinctions; qui lui a été confirmé & perpétrée par des actes vraiment authentiques et que dès 1479 elle était en possession de ce titre honorable.

— Voilà, dit-elle avec une gravité qui me parut surgie de l’outre-tombe, tu tiens entre tes doigts l’héritage de mon époux, Émilien, petit-fils de René d’Anfray qui épousa une certaine Émilie Dobelle en 1869. Comme tu as pu le lire, les d’Anfray étaient nobles, une noblesse très ancienne remontant au moins à Charles VII. Leur fief était à Mesnil-Germain, une terre normande pas très loin de Lisieux. Le pigeonnier du castel familial est encore debout et en bon état sur le flanc d’un coteau qui domine la vallée de la Touque. Il était comme ça mon Émilien. Pas fier pour deux sous, mais désireux, à mon avis parce qu’il était le dernier de son sang, de magnifier ses origines. Regarde ce qu’il m’écrit sur cette carte: au Mesnil-Germain, vu et visiter la maison de Maman. Comme s’il avait perdu son âme et que, l’ayant retrouvé sur le terroir de ses ancêtres, il me l’offrait. Exactement comme si à travers moi, nous autres les nègres, avions reconquit notre dignité. L’histoire cul par-dessus la tête. Quelle belle revanche n’est-ce pas? Fais-en un livre. Je me fous de la forme, mais fais-le. Moi, je suis trop veille et de toute façon, je n’en aurais jamais été capable.

Là-dessus, elle cessa brusquement sa tirade. Maintenant, je savais. Des semaines durant elle avait attendu ma visite, triant, classant, s’énervant, me houspillant par la pensée. Mais elle avait compris. Je n’étais plus le petit garçon d’autrefois terrorisé par sa prestance et par sa verve. Elle devinait que je ne me contenterais pas d’écrire sous sa dictée et elle y consentait. Son rêve nobiliaire passait au second plan. Depuis qu’elle me l’avait montré, j’étais obsédé par la jeune fille de la photographie. J’étais tout autant fasciné par elle que l’on peut l’être, et c’est aussi mon cas, par la jeune fille à la perle de Vermeer. Loin de vouloir trahir Rachel, j’avais le sentiment qu’il me fallait passer par l’image sépia de ses vingt ans pour rendre à travers elle un hommage fervent à toutes ces femmes noires, négresses, chabines, capresses ou mulâtresses qui, de la tombée de l’autre siècle à l’effacement de celui-ci, jour après jour, avec un sens du devoir trop souvent bafoué, s’étaient battu contre l ’exil, la souffrance et le froid, pour nous tracer la route.

J’aurais voulu lui expliquer cela sans avoir l’air de vouloir la brusquer, mais, déjà, elle m’avait devancé.

— Je n’ai pas d’héritiers, lâcha-t-elle tout de go. Si tu n’étais pas venu me voir, j’aurais jeté tout ça à la poubelle. Alors, prends-le et fais-en bon usage. J’ai compris ton projet et je te fais confiance. Puisque tu aimes ce que je dis, écoutes et ne m’interromps pas.

Alors, dans la pénombre étroite où elle vivait sa dernière saison, Rachel, comme si l’air et le feu, la terre et l’eau dépendaient de sa voix, parla, parla, parla…

© José Le Moigne

*

 Viré monté