Potomitan

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L'inquisiteur

José Le Moigne

 

 

 

 

 

 

 

 

Chemin de la mangrove

Je le revois plein champ et en pleine lumière le curé qui disait à ma mère.

― Vous savez, Madame, votre fils est sournois.

Le salaud! Avec sa voix de jésuite, son air d'inquisiteur et ses manières de Judas, sait-il seulement qu'il parle à Man Anna. Et dire qu'il ne me l'a fait convoquer que pour ça! Ah, il pensait jouer sur du velours avec son coup de l'enveloppe! Il en était certain, à peine serai-je sorti de son champ visuel que je m'empresserai de lire son épître avant de la froisser et la jeter au caniveau. Ah, elle était finement calculée sa martingale! Combien en avait-elle déjà piégé? Beaucoup, cela ne faisait pas de doute ; mais pour ce qui me concerne, hélas pour sa belle combine, quoique timide à me laisser égorger sans répondre, je n'étais pas tricheur.

J’entrais en sixième cette année-là. Au Lycée Technique, tout en haut de la rue Jules Lesven. Brest n’était encore qu’un cadavre de ville qu’il s’agissait, non pas de reconstruire, mais de ressusciter. Il s’en faudrait, de bien des années encore, avant que n’en ayons fini avec cette fin du monde. Partout, des immeubles nouveaux, si blancs qu’ils en blessaient nos yeux accoutumés au gris de cendres de la boue, commençaient, dans une géométrie presque trop parfaite,  à pousser dans l’entrelacs des champs de ruines. Mais la ville, pour autant, n'avait pas tout perdu de son ancienne respiration. L'air fleurait encore bon le discours d'avant-guerre et, pour nous les enfants de la classe ouvrière, ce bahut qui préparait aux écoles d'ingénieurs, c'était du pain bénit. Rien que d'y penser, Lannig, mon papa, si humble d’habitude, en avait le regard qui brillait. Quoi ? On allait donner du Monsieur l'ingénieur à son fiston ! Bon, cela n’effacerait pas tout, mais, tout de même, pour le garçon sans mère embarquée presque de force à l’âge de dix-sept ans, quelle superbe revanche ! Pour des raisons tout aussi viscérales mais d'une autre nature, Man Anna partageait son attente et, comme elle ne se privait pas de me le rabâcher, face aux silences de Lanning, ses paroles étaient comme un volcan sous la banquise.

Elles taraudaient.

Du pain béni, pour les autres, sans doute. Moi, je rêvais de grec et de latin. À quoi bon cependant. C’était inscrit de toute éternité, un fils d’ouvrier, doué pour les études, un peu doué pour les études, trop content d’échapper à l’apprentissage, devait ingénieur ou cadre de maîtrise. Ce n’était même pas la peine de discuter. La vie continuait donc avec son lot de petites misères, ses plaisirs étriqués et ses chagrins dont on se demandait s'ils finiraient un jour.

Comme s’il s’agissait d’un rite de passage, Lanning, le dimanche matin, me conviait à son cérémonial de rasage. Je n’ai même pas à baisser les yeux pour le revoir, comme s’il avait à tout jamais trente ans, passant et repassant son terrible coupe-choux sur une pierre à affûter auparavant mouillée de sa salive. Un quart d’heure passait avant qu’il ne juge le résultat satisfaisant. Il se pinçait alors le nez entre pouce et index, jouait un instant du blaireau ; le poil crissait avec un bruit de toile émeri ou de râpe à fromage. Avec ses yeux bridés, son menton à fossette, ses cheveux en arrière, mon père, la peau si blanche sous le tricot de corps, ressemblait à Humphrey Bogart.

Évidemment, tous les hommes connaissent cela, il arrivait qu’il se coupât. C’était pour lui sans importance, Il sortait un paquet de feuilles à cigarettes, en glissait une entre ses doigts, puis l'appliquait sur la blessure.

― C'est hémostatique ! lançait-il de la voix chuintante d’un enfant qui découvre la musique des mots.

C'était sa clé de sol, son ite missa est.

Maintenant, avec les gestes ronds d’un danseur de tango, Lanning mouillait ses cheveux raides, les plaquait en arrière, à l’embusqué comme il disait, puis, allongeant sa bouche en cul-de-poule, il commençait à fredonner Marinella.

Je l’entends encore minauder:

― Regarde, fiston, c'est moi Tino Rossi!

En ce temps-là, la radio, la T.S.F, comme on disait encore, régnait en maîtresse absolue sur le buffet de notre cuisine. Cette boîte énorme en faux bois exotique était notre seul luxe. Sachant que Man Anna n’aurait pu se passer de musique, Lanning, avait, avec un fil de cuivre qu’il avait fait courir au long des murs et du plafond, bricolé une antenne. Dans l’ensemble, bien qu’il lui arrivât souvent de crachouiller des vagues de parasites, la réception était très bonne. A bien des égards, meilleure que celle du transistor que nous eûmes plus tard.

Pas de dimanche sans air d'accordéon en ce début des années cinquante. Dès la première roucoulade Lannnig poussait le bouton de volume. Il aimait le musette. Il n’y avait pourtant ni valse ni tango qui puissent tenir dehors, même si nos fenêtres restaient presque toujours fermées, les rumeurs du quartier de monter jusqu’à nous. Fragrance du Front Popu, que rien, et surtout pas la guerre n'avait pu altérer, un parfum délétère, un peu musqué, un rien acidulé, flottait en permanence sur la ville. Vers Dix heures, la voix des vendeurs de journaux du parti postés à chaque carrefour résonnait en canon.

— L'Humanité! L'Humanité dimanche! Demandez L'Huma!

Lannig n'était pas communiste. Il admirait de Gaulle et souhaitait ardemment un rapide retour du Grand Charles aux affaires. L’ai-je vu un jour se rendre au bureau de vote? Je n’en suis même pas certain. C’était bien là toute sa politique. Pourtant, dès qu'il entendait la voix gouailleuse de Fanch Le Marrec, il se mettait à la fenêtre et hélait, dans son sabir inimitable de Brestois, son copain militant.

― Eh, Fanch ! ne t'en va pas à dreuse! Approches ici mon gars!

L’air de ne pas y faire, il sortait de sa poche de la menue monnaie rognée sur son tabac et faisait signe à Le Marrec, plus par solidarité de classe que par désir de s'informer, de lui passer l'hebdomadaire.

Vous savez, que l’organe de presse du parti remplace ce jour-là le Télégramme, ne changeait rien pour moi. Man Anna m’interdisait la lecture des journaux et ne faisait pas d’exception parce que l’on était dimanche. Comme pour le reste de la semaine, je n'avais que la radio pour me parler du monde. Aussi, si je veux évoquer aujourd’hui l’année de mes douze ans, je ne puis m’appuyer que sur le souvenir resté très net des manchettes déchiffrées à la hâte, celui des photos de premières pages qui prenait une importance démesurée et celui de la voix suraiguë du speaker. Ils se mêlent dans ma mémoire en un prisme complexe qui dessine les contours d'un monde diffracté. Cependant, l’enfant docile que j’étais était déjà lucide. Je comprenais, quels que fussent les interdits et les non-dits, que dans la vie, il ne me faudrait rien négliger, toujours braver le sort et faire mon miel de tout. Coûte que coûte, jour après jour, il me faudrait défendre un territoire.

Voilà ce que le curé, dogmatique et prudent, frileux jusqu'à l'excès, était incapable d’admettre. Quoiqu’il nous en parlât avec du sirop dans la bouche, il était loin de Saint François d’Assise. Inquisiteur dans l’âme, il ne pouvait donner de sens ni au bruit de la mer, ni au silence des oiseaux.

©José Le Moigne
Chemin de la mangrove
L’Harmattan 1999

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