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Kerfautras

José Le Moigne

 

 

 

 

 

 

 

 

Chemin de la mangrove

Il suffisait, pour aller du lycée à la rue Massillon où se trouvait le presbytère, de couper droit par le réseau de venelles étroites qui s'étendait en toile d'araignée de la rue Albert Loupe à la rue Jean Jaurès. À peine cinq cents mètres. Mais il fallait traverser le cimetière de Kerfautras et pas un seul de mes camarades, pourtant de rudes galopins, ne s'y serait risqué. Si c'était une chose de se hisser chaque matin sur le mur d'enceinte pour observer les feux-follets, c'en était une tout autre de circuler, une fois la nuit tombée, entre les tombes sombres. En bons petits Armoricains, nous craignons trop l'Ankou. À l'heure troublante de l'entre chien et loup où il quittait sa cache pour sa terrible course, il fallait être fou pour oser défier l'ouvrier de la mort. Il nous semblait entendre le pas de son petit cheval, le brinquebalement sourd de sa carriole disloquée, et nous étions certains de voir briller, à chaque sursaut de la lumière, le fer inversé de la terrible faux qui lui servait à moissonner les vies. Aussi, pour ne pas avoir à saluer le funèbre arpenteur, il nous fallait prendre le large. Il serait très exagéré de dire que ce détour nous coûtait. La rue Hoche et la place de Strasbourg par lesquelles nous passions étaient, pour nos imaginations fertiles, un théâtre de choix. De chaque coin de rue, chaque recoin d'ombre, surgissaient des bagnards en rupture de ban. Des argousins longeaient les murs et meurtrissaient la nuit de leurs jurons féroces. Je pourrais même jurer d'avoir vu s'échapper, du Bosquet de Neptune où ils tenaient quartier, les silhouettes gigantesques de Guennolé Le Saoz, de Jérôme Burns, et de Jean de la Sorgue. On entendait partout des cliquetis de baïonnettes, le pas rythmé des militaires, des claquements de voiles. Loin de nous effrayer, le vent qui rabattait vers nous le cri des égorgés nous portait sur son aile et à mesure qu'il gonflait nos poitrines, il nous rendait encore plus fort et résolus. Une sourde rumeur, venue de Recouvrance et relayée en ville par les piliers des bouges, disait que du côté de Laninon des gentilshommes de fortune levaient des équipages. Quelle aubaine, c'était. Nous galopions vers elle portant sur nos épaules nos sacs de marins.

©José Le Moigne
Chemin de la mangrove
L’Harmattan 1999

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