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Monsieur Luigi

José Le Moigne

 

 

 

 

 

 

 

 

Chemin de la mangrove

Je ne sais pas, je n’ai jamais su écrire de texte de circonstance, ce qui ne m’empêche pas de me sentir concerné depuis toujours par la difficulté du vivre ensemble. Il n’y a pourtant pas d’autre chemin. Par décence, je ne dédirai pas formellement cet extrait de mon premier roman aux victimes du 7, du 8, et du 9 janvier 2015, mais je pense à eux.

Monsieur Luigi

C'est aussi vers cette époque que je fis la connaissance de Monsieur Luigi, l'italo-juif-arabe du quartier, le paria des parias. Ne me demandez pas pourquoi le réprouvé avec qui je n'avais échangé jusqu'à ce jour que des bonjours-bonsoirs de stricte politesse, cru bon de m'arrêter un jour où je passais devant sa porte, pour s'adresser à moi, de sa voix rocailleuse où passait le vent sec du sud, comme un père à son fils.

— Mon garçon, commença-t-il après un vague préambule sur mon âge et ma supposée gentillesse, la vie est pareille à ces rêves que l'on caresse parce que l'on sait bien au fond de nous qu'ils resteront inaccessibles. Un beau matin, on a franchi le no man's land et, sans trop savoir comment, on se retrouve, les paumes en avant, empêtré dans les barbelés. En face de nous des molosses furieux. Alors, dis-moi, que reste-t-il à faire?

C'était un discours un peu raide le gosse de douze ans que j'étais, fut-il comme moi avide de tout connaître. J'hésitais un moment avant de lui répondre:

— Je ne sais pas, Monsieur, peut-être bien se battre!

L'italien eut un bref sursaut.

— Alors, toi aussi, il faut que tu t'y mettes! Penses-tu comme tous les autres que je n'ai fait que fuir? Détrompe-toi. Ah, je me suis battu ! Et crois-moi, plus souvent qu'à mon tour. Tout cela pour me retrouver dans un quartier de merde à discuter avec un môme qui lui aussi va se casser les dents!

— Mais pourquoi ça, Monsieur Luigi?

— Parce qu'il suffit de te regarder. Un homme qui se bat est un homme sans pitié, et toi …

Il n'alla pas plus loin. Ses petits yeux de musaraigne me détaillaient comme s'il voulait extraire de l'enveloppe de l'enfant la stature de l'homme que je serais demain.

Il supputait mes chances.

Des minutes passèrent puis, comme si son examen avait perdu tout intérêt, Monsieur Luigi, le cou comme enfoncé dans ses épaules lasses, reprit son demi-monologue.

— Ils disent que je suis à la fois Italien, juif et arabe. Moi, je veux bien, mais tout de même, ça fait beaucoup pour un seul homme! Tu ne trouves pas?

— Je ne sais pas, Monsieur.

— Remarque, toi non plus tu n'es pas mal loti … Enfin, tu me parais quand même placé du bon côté du métissage. Profites-en sans te poser trop de questions. Cela n'aura peut-être qu'un temps. Tiens, c'est comme ta mère. C'est une brave femme, c'est sûr, et qui souffre, crois-tu que cela ne se voit pas, d'être la seule négresse dans ce pays de blancs. Pourtant, suppose qu'elle nous voit là à discuter sur le trottoir. Crois-moi, elle ne sera pas longue à rappliquer et à te dire de rentrer. Très poliment, bien sûr, en me souriant même, mais dès que vous aurez le dos tourné, elle te fera vite comprendre qu'un garçon comme toi n'a rien à faire avec un homme comme moi. Je ne te demande pas si c'est vrai. Je ne veux pas t'embarrasser.

De nouveau, le silence s'installa. Tout aussi bien que Léostic Monsieur Luigi savait ménager ses effets. Quant à moi, plus ses propos me fascinaient, et plus ils me gênaient.

— J'étais ici avant la guerre reprit l'homme interdit. Je travaillais à Recouvrance, tout près de l'arsenal. En 1938, dès les premières rumeurs de guerre, on m'a viré sans autre forme de procès. Pas d'étrangers auprès des installations militaires qu'ils ont dits. Remarques, je m'en fichais. C'est le genre de truc qu'un type comme moi prévoit. C'est juste pour dire. J'avais déjà un autre boulot. Quant à être juif! Tu sais, les gens ici sont pauvres. Ils donnent l'impression d'exister en épousant, même avec du retard, la haine des puissants. En Italie, on verse plutôt du côté catholique. Moi aussi je l'étais avant que le besoin de combattre l'injustice m'ait attiré ailleurs. Chez nous, un choix comme celui-là s'assume. Il m'a fallu très vite ficher le camp les fascistes à mes trousses!

J'aurais voulu l'interrompre. Il me semblait apercevoir des visages grimaçants à toutes les fenêtres. Je commençais à craindre d'être surpris avec l'homme interdit, mais lui, comme une machine à remonter le temps, poursuivait son récit.

— Vois-tu, mon gars, je suis petit, basané et frisé. Normal, je suis de l'Italie du Sud. C'est vrai que je ressemble à un Arabe. Après tout, nous sommes presque voisins. Et alors? Faut-il aussi que j'en aie honte? Pas question mon garçon. C'est une question d'honneur.

Même s'il le saupoudrait de quelques mots d'argot, Monsieur Luigi parlait un français impeccable apprit jadis à l'université. Il était beaucoup trop cultivé pour le quartier où nous vivions et ses idées, surtout venant d'un étranger dont le pays nous avait fait la guerre, sentaient par trop le souffre. On l'avait mis en quarantaine, et vu son peu d'efforts, ce n'était pas demain qu'il sortirait du lazaret.

©José Le Moigne
Chemin de la mangrove
L’Harmattan 1999

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