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Saint Julien Molin Molette

José Le Moigne

Photo: José Le Moigne.

L’âme, c’est tout petit. Ça ne parle pas, ou si peu. Et quand elle me lâche la grappe, ça me fout les boules, même en taule. Ce n’est pas Genet, ni Giovanni, ni aucun repenti célèbre qui a dit ça, mais Sylvain, la crapule des crapules, celui qu’on allait chercher à la gendarmerie ou en cabane, et qui jurait qu’un jour il ferait la une de Paris Match. On parlait comme ça, tranquilles, un soir de septembre, assis sur les marches du groupe.

Je savais déjà que le téléphone ne sonnerait pas. Marie Claire, la remplaçante de Guylaine, faisait largement le poids. Pas un poids lourd: fraîche et jolie comme une brassée d’aubépine en mai. Mais question autorité, elle n’avait pas besoin de brailler: elle était là, et les mômes le savaient.

Pour Sylvain, je n’allais pas faire comme s’il n’avait rien dit, mais je n’allais pas non plus tirer des plans sur la comète. Dans ce métier, la règle est simple: on absorbe le bien comme le mal, mais on évite les pronostics.

Jean Sébastien m’attendait, impatient. Non pour parler littérature ou politique: il savait aussi bien que moi que ce moment n’était qu’un entracte avant que Gwenaëlle nous appelle. Un pote lui avait prêté Highway to Hell d’AC/DC, et notre conversation se réduisait aux mérites comparés de Bon Scott — mort à trente et un ans, échappé de peu au club des vingt sept — et de Brian Johnson, que je tenais pour un foutu braillard.

Une heure plus tôt, j’avais pourtant gueulé sur Luc, qui écoutait le même disque à fond: «Putain, gamin, on n’est pas à Bercy! Baisse ta boîte à bruit ou je la balance par la fenêtre!» Les coups de gueule, c’est pour la frime, ça fait partie du jeu. Mais ce soir, la différence était de taille: je ne faisais pas mon boulot, je partageais un moment avec mon fils.

Comme on pouvait s’y attendre, Gwenaëlle a surgi dans la chambre, torchon à la main: «Eh, les mecs, a-t-elle lancé mi figue mi raisin, la table ne va pas se mettre toute seule!»

(...) .

C’était jour de Coupe d’Europe. Dès le repas terminé et la vaisselle faite, nous avons laissé Gwenaëlle à son programme télé et filé chez Thomas, un collègue éducateur chargé des sports.

(...)

Depuis un bout de temps déjà, Jean Sébastien, même à l’entraînement, ne portait plus le maillot du FC Nantes dont nous étions, lui et moi, de fervents supporters. Ce n’était pas une question de morphologie: il était renouvelé chaque année. Mais à présent, monsieur préférait se faire offrir toute une batterie de tee shirts bariolés, semés de têtes de mort, l’uniforme de ses groupes préférés. Cependant, Gwenaëlle et moi n’avions pas eu à nous concerter longtemps. C’était un non clair et définitif, renouvelé à chaque tentative, accompagné du petit refrain qui, à force, était devenu un gimmick qui nous faisait rire tous les trois: «Tu ne veux tout de même pas ressembler aux gamins de Saint Aubin!»

Les parents s’étaient arrêtés aux Rolling Stones, tandis que pour les jeunes, les Sex Pistols, c’était déjà de la vieille histoire. Ce n’était pas la Pax Romana, mais peut être, pour la première fois, les générations se succédaient en partageant, chacun à sa façon, le même langage: le rock.

Ainsi, après les montées de fièvre qui l’avaient secouée, Saint Aubin donnait l’impression de reprendre sa marche. Personne n’était dupe. La nature a horreur du vide. Aussi, si la colle à rustine avait disparu du paysage, d’autres substances, moins visibles mais tout aussi nocives, glissaient par les interstices. Cependant, elles n’étaient plus de taille à foutre l’institution cul par-dessus tête. Et puis, au niveau du langage, l’émergence du reggae faisait qu’on parlait plus librement d’herbe, de beuh, de ganja; et chacun le sait, ce qui se nomme clairement devient plus facile à combattre.

Soyons réalistes: l’interdiction de la colle à quelques centimes avait changé la donne. Aujourd’hui, même si le trafic allait bon train, l’absence de fric restait notre meilleur allié. La mort de Jacques, elle aussi, avait remis bien des têtes à l’endroit. Savoir de quoi on parlait ne faisait pas de nous des complices, mais reconnaissons le: ça rendait les choses plus simples.

Du coup, les projets hors norme que j’avais jadis initiés avec Titi et Albert pouvaient de nouveau paraître à l’ordre du jour.

Bernard était jurassien. Un solide, comme nous le baragouinions dans notre langue tissée de connivences. Pour lui, le ski alpin, c’était de la poudre à gogos, lancée vers ceux qui pouvaient la saisir au bond, ou qui s’y essayaient au risque de tirer la langue le reste de l’année — ou, pire, d’en nourrir le regret secret au prix de l’essentiel. Je partageais depuis toujours son point de vue.
Or, l’administration, sous le fallacieux prétexte que «le ski, ce n’est pas que pour les nantis, il faut que nos pupilles y aient accès», imposait presque tous les hivers l’organisation d’un camp de neige. D’accord, je suis ce qu’on appelle un fonctionnaire d’autorité. Donc, strictement et consciencieusement, je faisais mon boulot: des semaines à dénicher l’hébergement le plus rentable, à prendre en charge l’intendance.

Mais une fois sur place, j’étais le chef. Personne n’aurait pu me forcer à monter sur les lattes. Je laissais aux autres l’adrénaline: l’initiation à conquérir la verte, puis la bleue, et pourquoi pas la noire! Moi, j’usais jusqu’à la trame le privilège d’être le chef, en passant mes journées à vérifier les comptes, à bouquiner sur la terrasse ou à gérer d’éventuels secours. Mais, comme l’aurait dit Man Titi, mon arrière grand mère, qui dans son très grand âge me tint contre sa poitrine: «Sa ki pa rivé jòdi, Bondié ka fè’y pa janmen rivé.» Ce qui n’arrive pas aujourd’hui, Dieu fait que ça n’arrivera jamais. Autrement dit: Dieu merci, ça n’arriva jamais.

Comme toujours, la question fut posée à l’une des premières réunions de service du mardi et j’entends encore la voix gouailleuse de Bernard:

— Pourquoi on ne passerait pas à autre chose?

— Monsieur Bernard a une idée?

— Eh bien, si on faisait du ski de fond pour essayer?

— Tu connais quelque chose?

— Saint Julien Molin Molette, ce n’est pas loin de chez moi et c’est chouette!

Je vous laisse imaginer la tempête de rires rien qu’à l’énoncé du nom! Mais, chez nous, c’était comme ça. On riait un bon coup et puis on écoutait. Et il faut le dire, sans lui tresser pour autant des couronnes, Bernard, le catho de l’équipe, était un prêcheur redoutable. Un vrai prédicateur itinérant, comme on en voit dans les westerns. Autrement dit, il ne fut pas très long à emporter la mise.

Saint Julien Molin Molette en décembre, c’était l’Alaska de Jack London. Ici, pas de combi dernier modèle, fluo et colorées, pas de moumoutes invraisemblables sur la tête, pas de lunettes Saint Julien Molin Molette en décembre, c’était l’Alaska de Jack London. Ici, pas de combis dernier modèle, fluo et colorées, pas de moumoutes invraisemblables sur la tête, pas de lunettes aux couleurs dégradées ou électriques. Ici, le bon jeans de tous les jours, le pull over standard. Seules concessions: un bonnet de laine et une paire de gants. Au fond, il ne restait qu’à louer les skis longs et étroits et les chaussures, semblables à toutes les autres, mais fixées uniquement à l’avant. Sans oublier l’indispensable paire de raquettes qui permettait de s’aventurer dans la neige immaculée.

Par pudeur, ou plutôt pour tuer dans l’œuf tout soupçon d’ambiguïté, je ne parlerai que de manière évasive de la beauté de Robert Redford. Pourtant, toute ma vie, je me suis dit que si j’étais né fille, ce serait lui mon idéal de beauté masculine, un peu le Brigitte Bardot mâle.

Le hasard a voulu que le premier film que j’ai vu avec les jeunes, en qualité d’éducateur débutant dans la chapelle de Saint Marcel transformée en salle de spectacle, ait été Jeremiah Johnson de Sydney Pollack. Ce film presque immobile dans le grand nord se termine par ce geste parfait où l’on voit l’Indien lever son bras dans un geste de paix que Jeremiah lui retourne après un moment d’hésitation.

C’est un peu cet idéal de liberté, de fraternité et de paix que j’ai retrouvé dans la pratique du ski de fond. Et si mon interprétation est mauvaise, je m’en fiche: elle était utile à ce moment de ma vie, et je remercie Bernard. Je ne dois pas être le seul, car toute l’équipe — Philippe compris, revenu après la sortie Lavilliers — en fut régénérée.

 

© José Le Moigne
L’effacement

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 Viré monté