Potomitan

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Premiers pas

José Le Moigne

Pourtant, ici, cela avait un sens. Le chauffeur, dont je n’ai jamais su le nom ni le prénom, engagea son véhicule entre des rangées de bâtisses qui, par leur rectitude sévère, me rappelaient les casernements du dépôt des équipages dans le grand port militaire de mon enfance. Il roulait avec la lenteur précautionneuse d’un autobus pour touristes entre les allées avant de se ranger devant un bâtiment semblable aux autres, à cette différence près qu’il faisait face à la place qui s’était peuplée pendant que nous faisions le tour du propriétaire. Une centaine de jeunes, vêtus de bleu de travail: pantalons larges et chemises informes, les pieds chaussés de brodequins, impeccablement rangés par groupes de vingt, nous attendaient dans un quasi-garde-à-vous.

Le chauffeur sourit devant nos mines interdites.

— Sans discipline, on n’aboutit à rien, mais, rassurez-vous, c’est seulement pendant les rassemblements. Rien à voir avec le temps où c’était marche ou crève. Beaucoup des gars de ce temps-là ont crevé. D’autres ont fini à Cayenne ou bien à Tataouine. Très peu sont parvenus à faire leur trou dans cette chienne de vie. Non, ça n’a plus rien à voir.

Son émotion était palpable. Inutile qu’il en dise plus. Nous avions tous compris que notre chauffeur avait connu la colonie pénitentiaire. Mais lui, comme il le disait si bien, était parvenu à faire son trou.

— Déposez vos effets ici, je vous assure qu’ils ne subiront aucun dommage. Monsieur Le Directeur va vous recevoir.

Je crois qu’il se foutait très gentiment de nous.

Le directeur ne nous reçut pas dans son bureau, mais dans une salle qui avait pu servir autrefois de réfectoire, mais dont les dimensions avaient été rognées, peut-être des deux tiers. C’était un lieu austère et dépouillé avec un plafond légèrement voûté. Il n’était meublé que de bancs et de tables rustiques. Les murs, simplement ornés de photos encadrées mettant en scène des pupilles dans les diverses occupations de leur vie de colons: les repas, les convocations rituelles dans le bureau du directeur, l’apprentissage à la corderie, l’embarquement ou le débarquement sur les chaloupes de la colonie, étaient couverts d’un enduit granuleux couleur de feuilles mortes en bas et blanc pisseux en haut. Dans ce pays où tous les hommes étaient marins-pêcheurs, la colonie ne préparait qu’aux métiers liés à la mer et les jeunes bannis — je n’ose pas écrire les gosses, les gamins et encore moins les enfants —, même pour le défilé dominical de la fanfare sur les quais, arboraient tous un uniforme de matelot: vareuse sombre et col marin. Les surveillants, présents dans toutes les situations, portaient l’habit d’officiers-mariniers, sans les galons, du moins c’est ce qu’il me sembla.

— Cet établissement n’est pas un musée, nous dit-il après nous avoir chaleureusement accueillis. Cependant, comme le dit si bien notre brave Le Floïc — c’est ainsi que nous apprîmes le nom de notre conducteur —, «Si on ne sait pas d’où on vient, on ne sait pas où l’on va». Nous avons donc préservé quelques lieux de mémoire. Plutôt qu’un discours sur l’histoire de l’institution, Monsieur Guibert, qui sera votre chef de service référent pendant toute la session, et Le Floïc vont vous les faire visiter.

Je ne vais pas raconter par le menu notre visite mémorielle. Au fond, j’y étais préparé et, si je ne craignais pas de me montrer grandiloquent, je dirais que des lambeaux de mon inconscient gisaient dans les couloirs lugubres, derrière les portes encore munies de leurs imposants verrous, dans cette salle maintenant nue, mais où subsistaient les rails de la barre de métal qui, la nuit, permettait de fermer les «cages à poules» où étaient enfermés les pupilles.

Les 40 ans pleins d’avenir de Stéphane Guibert ne fuyaient pas les explications. Forcément, à ses débuts professionnels, bien qu’il appartînt aux générations nouvelles, il avait forcément côtoyé d’anciens surveillants reconvertis en moniteurs. Peut-être me trompais-je, peut-être n’était-ce qu’une interprétation de ma part,, mais j’avais l’impression très nette que chaque mot qu’il prononçait visait à se mettre à distance du lourd passé de l’institution. Cependant, je ne perdais pas de vue que j’étais en situation de concours. Je notais cette notion de péché originel, ce besoin de rédemption, et je décidais d’en faire l’objet de ma dissertation finale. C’était un peu «casse-gueule», et je le savais. Heureusement, mon audace et ma manière d’interroger la fonction que je souhaitais exercer emportèrent les suffrages. Aussi, comme j’avais laissé voir pendant mon stage de réelles aptitudes à la pratique du métier, on me laissa clairement entendre que je pouvais raisonnablement attendre les résultats nationaux avec sérénité.

©José Le Moigne
Chemin de la mangrove 5
L’effacement

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 Viré monté