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The misfits

José Le Moigne

The misfits

Toujours le noir et blanc, la nudité du drame, les visages en gros plans. Toutefois, rupture totale avec l’esthétique dépouillée de «l'île nue»: des acteurs à foison, des vedettes à la pelle, des stars, en veux-tu, en voilà. C’est Gwenaëlle, physiquement débarrassée de la tutelle de sa mère — car moralement, c'est autre chose —, qui, pour fêter son indépendance, avait souhaité que nous allions voir ce film encensé par la critique. Je n’étais pas complètement dupe. Je savais que pour une bonne part, son choix lui avait été dicté par sa clique, laquelle voyait, bien qu’il soit américain, dans le film de John Huston, un parfait archétype du cinéma de la Nouvelle Vague; mais tout au bonheur de renouer avec nos dimanches passés, j’avais accepté sans sourciller.

Bon, je me laisse un peu trop guider par mon esprit chagrin. Jusqu’à Gwenaëlle, le cinéma n’était pour moi qu’un divertissement, les westerns avec mon frère dans notre cinéma de quartier où l’on entendait frapper la pluie sur la tôle ondulée du toit et où on pouvait gueuler «C’est flou!» en début de séance sans risquer de fâcher l’opérateur ; c’était les grosses machineries de Noël du genre «Les Vikings», «Alamo» ou «Ben Hur». Avec elle, sans donner dans l’intellectualisme abscons, j’apprenais un autre cinéma sans pour autant renier celui qui m’avait guidé vers l’amour du 7e art.

De ce que j’avais lu dans la presse, «The misfits», «Les désaxés» en français, était une lecture moderne du western. Et puis, il y avait Clark Gable, le Rhett Butler «d’Autant en emporte le vent», qui fut longtemps mon film préféré sans que j’y trouve une once de racisme. Il y avait Montgomery Clift dont la fragilité d’homme me plaisait sans, pour autant, que je m’y identifie; enfin sans d’immenses réserves. Quant à Marylin, je vais en surprendre plus d’un, mais je n’ai jamais été de ses adorateurs. Il y a des mythes auxquels je n’adhère pas. Marylin Monroe est de ceux-là.

L’enfer, c’est les autres. La formule est superbe, mais elle n’est pas exacte. Essayez de vivre en l’absence des autres et vous saurez ce qu’est l’enfer. Je ne sais pas si l’approche était bonne, mais c’est comme cela que j’ai reçu «Les désaxés». La fuite dans le désert, l’éloignement progressif des autres, mentalement d’abord, physiquement ensuite. Quelle que soit la splendeur du décor, quelle que soit la pureté de la lumière, si ce n’est pas l’enfer, du moins cela ressemble à un purgatoire où les êtres s’effritent avant de s’effacer. Ne posez pas sur moi ce regard condescendant que je connais si bien. Je sais ce que je dis. Aussi, permettez-moi de ressasser encore. Maman Romaine avait appris de force ce que l’arrachement aux autres signifie. Périam l’apprit aussi et Man Anna, peut-être pour nous en prévenir de cet effacement, nous souda les uns aux autres comme les branches épineuses s’agrègent dans les déserts pour résister au souffle des vents secs, des vents acides qui vous dissolvent dans le sable. Toutefois, une seule touffe d’épineux ne peut pas faire barrage. Sans les autres, elle s’envole et se disperse sous la puissance des tornades. Cependant, Gwenaëlle, qu’elle me pardonne si elle doit s’affronter à ces mots, ne fut jamais cette part généreuse de nous que l’on nomme les autres. Gwenaëlle était de ceux qui ne voient dans autrui que l’agrégation et la coalition du mal.

Il va sans dire qu’aucune de ces réflexions ne me vint à l’esprit ce dimanche-là au Commedia, et que si je ne sais par quelle prescience j’en avais eu une très vague prémonition, seul le présent comptait.

©José Le Moigne
Chemin de la mangrove 5
L’effacement


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 Viré monté