Potomitan

Site de promotion des cultures et des langues créoles
Annou voyé kreyòl douvan douvan

La jeune Tarentine

José Le Moigne

Tarentine

La jeune Tarentine, statue en marbre d'Alexandre Schoenewerk, 1871 d'après un poème d'André Chenier, Musée d'Orsay de Paris.
Photo: Arnaud 25.

Jeune homme, je suivais les filles dans les rues pleines de vent du pays d’ici. C’était au temps des jupons en coton ou en lin. Jamais je ne me serais permis de les siffler, de les héler ou de les bousculer. J’attendais qu’une bourrasque soulève le tissu et dévoile les jambes et peut-être un peu plus. L’expérience et la vie sont passées par là, ce qui n’empêche qu’aujourd’hui encore, j’aime voir passer les jolies femmes et, je gage que, sans pour autant penser à mal, beaucoup d’elles se plaisent à se savoir regardées. Je n’aspire à rien d’autre. Je n’ai pas de regard égrillard, je ne les déshabille pas par la pensée, je ne me rince pas l’œil. C’est juste un moment de partage gracieux, une futilité. Je suis un esthète au cœur tendre, un Roméo fourbu et plébéien, certainement pas un vieux cochon. Romantisme oblige, comme Chateaubriand, je cherchais ma sylphide; mais je ne m’accordais aucun droit à l’erreur. La première amourette devait être la bonne. Or, c’était là confondre le printemps et l’été, comme le fauve affolé se jette dans la fosse que son instinct lui dictait d’éviter, à trop vouloir tutoyer l’absolu, on écarte soi-même les mâchoires du piège et on les laisse se fermer.

Passant l’essentiel de mon temps dans la fréquentation des livres, j’avais la tête farcie d’images muséales. Cela explique peut-être pourquoi, alors qu’il m’est possible à présent de les contempler dans la tranquillité et la quiétude, je garde mes distances devant les œuvres. Ce n’est pas qu’elles me déçoivent ou qu’elles me déconcertent; mais sorties de mon imagination, elles me paraissent un peu trop policées et somme toute encasernées. J’avoue le paradoxe, car, autant en littérature qu’en art, en Histoire qu’en philosophie, j’aime les classifications. En conséquence, même si les nouvelles approches sont sans pitié, je ne ménage ni ma tendresse ni ma fidélité à mes bons vieux Lagarde et Michard. Je connais leurs faiblesses. Je sais bien qu’aujourd’hui, on les juge trop normatifs, trop parcellaires et aussi beaucoup trop expurgés; mais une chose ne peut leur être ôtée, ils s’ouvraient à la curiosité de qui voulait la saisir au bond; mais, la liberté d’agir et de penser librement s’accompagne forcément de repères qui ne demandent qu’à être dépassés. En toute modestie, je crois que c’est ce que j’ai fait.

Pour nous, lycéens d’autrefois, c’était l’année où les Lumières succédaient aux classiques. Par la bouche de Lucien Jicquel, préfiguration du clochard céleste par le débraillé de sa mise, que j’ai eu le bonheur d’avoir comme professeur de français durant ce cycle que l’on n’appelait plus les humanités depuis déjà longtemps, Voltaire, Diderot et Rousseau prenaient la place de Corneille, Racine, Molière et La Fontaine. Monsieur Jicquel avait le don de marier l’auteur à son époque et son sens de la théâtralisation des textes que nous devions savoir par cœur nous transportait dans le passé sans qu’il sacrifiât pour autant la mise en perspective qui nous ancrait dans notre temps. Certes, la liste des auteurs à qui Monsieur Jicquel redonnait vie avec notre concours est loin d’être exhaustive et si j’y rajoutais d’Alembert, Montesquieu et les encyclopédistes, il resterait encore bien des béances. Cependant, si je m’arrête là, c’est qu’André Chénier et sa belle Tarentine nous arrachaient des soupirs qui étaient déjà ceux du Romantisme. N’est-ce pas une belle chose, un hommage à celui qui me l’a fait connaître, que de pouvoir encore déclamer in petto:

Pleurez, doux alcyons ! ô vous, oiseaux sacrés,
Oiseaux chers à Thétis, doux alcyons, pleurez !
Elle a vécu, Myrto, la jeune Tarentine !
Un vaisseau la portait aux bords de Camarine :
Là, l’hymen, les chansons, les flûtes, lentement,
Devaient la reconduire au seuil de son amant

Monsieur Jicquel ne manquait jamais de nous rappeler qu’André Chénier lui-même était mort jeune, guillotiné, à 31 ans, le 7 thermidor 1794, deux jours avant la chute de Robespierre. Pourtant, aussi tragique qu’elle fût, ce n’est pas cette fin qui me le rendait cher. Ses vers collaient parfaitement à mon adolescence et ne sont pas pour rien dans à cet état de poésie qui continue à m’habiter, envers et contre tout.

©José Le Moigne
Chemin de la mangrove 5
L’effacement

*

 Viré monté