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Un dimanche matin brestois de 1950

José Le Moigne

 

 

 

 

 

 

 

 

Chemin de la mangrove

Qui salue-t-on? Le mort dans sa boîte, inerte, et qui n'en peut mais? Est-ce qu'on lui tire un coup de chapeau parce que, comme dans le refrain, il nous quitte et il s'en va, on a beau ne l'avoir jamais connu, tout de même que, resté sur le quai, on agite son chapeau, ou un mouchoir, quand le navire emporte —  et ce pourrait aussi être jamais; on ne fait guère ces signes d'adieu sans, le cœur serré, se dire que c'est peut-être en effet pour jamais —les êtres que l'on a accompagné et du coup, avec eux, on pourrait saluer également tous ces inconnus, debout sur le pont, qui partent comme eux.

Jacques Borel
                                            

Je le revois plein champ et en pleine lumière, le curé qui disait à ma mère.

― Vous savez, Madame, votre fils est sournois.

Le salaud! Avec sa voix de jésuite, son air d'inquisiteur et ses manières de Judas, sait- il seulement qu'il parle à Man Anna.

Dire qu'il me l'a fait convoquer que pour ça. Sûr, qu'il pensait jouer sur du velours avec son coup de l'enveloppe ! Il en était certain, à peine serais-je sorti de son champ visuel que je m'empresserai de lire son épître avant de la froisser jusqu'à en faire une boule de papier bonne pour le caniveau. Ah, elle était finement calculée sa martingale. Elle en avait piégé bien d'autres; mais, hélas, pour lui, je n'étais pas tricheur.

Brest,novembre 1956. En cette fin d'automne, j'étais élève de sixième au Lycée Technique, tout en haut de la rue Jules Lesven. La reconstruction était bien loin d'être achevée, les nouveaux immeubles, si blancs que ça blessait presque les yeux, poussaient dans une parfaite géométrie au beau milieu des champs de ruines, mais pour autant, la ville n'avait rien perdu de sa respiration. L'air fleurait bon encore le discours d'avant-guerre et pour nous, les enfants de la classe ouvrière, c'était du pain béni que ce bahut qui préparait aux écoles d'ingénieurs. Rien que d'y penser, Lannig, mon papa, pourtant si humble devant tout, en avait le regard qui brillait. Pensez, on allait donner du Monsieur l'ingénieur à son fiston ! Cela n'allait pas tout effacer, mais tout de même, quelle belle revanche pour le garçon sans mère embarqué presque de force à dix-sept ans ! Pour des raisons tout aussi viscérales mais d'une autre nature, Man Anna partageait son attente. Elle ne se privait pas de me le rabâcher et ses paroles, face aux silences de Lannig, étaient comme un volcan sous la banquise.

Elles taraudaient.

A priori, je ne refusais pas de satisfaire mes parents. Mais j'avais beau m'efforcer de ne pas le faire voir, le prix à payer me semblait bien trop lourd. Autant le dire sans ambages, je n'avais pas la vocation.

Lannig, me semble-t-il, s'était vite aperçu de mon trouble. Mais comme il ne disait rien, la vie continuait avec son lot de petites misères, ses plaisirs étriqués, ses chagrins dont-on pouvait se demander s'ils finiraient un jour.

Les dimanches matin se déroulaient avec un rituel auquel Lannig me conviait. Je le revois encore, au bout de toutes ses années, si blanc de peau sous son maillot de corps, passant et repassant son terrible coupe-choux sur une pierre à affûter mouillée de sa salive. Cela prenait un bon quart d'heure au bout duquel, jugeant le résultat satisfaisant, il se pinçait le nez entre pouce et index, jouait un instant du blaireau, et commençait à se raser. Le poil crissait sous la lame avec un bruit de toile émeri ou de râpe à fromage. On aurait dit Humphrey Bogart dans je ne sais plus quel film.

Bien-sûr, il arrivait qu'il se coupât. À se servir toute la semaine d'une lame Gillette il perdait forcément de sa dextérité. Mais qu'à cela ne tienne. Il sortait de sa poche un paquet de feuilles à cigarettes, en faisait glisser une entre ses doigts et l'appliquait sur la blessure qui, pour légère qu'elle fût, saignait abondamment. Tous les hommes connaissent cela. Alors il annonçait, heureux comme un enfant qui découvre la musique des mots:

― C'est hémostatique.

C'était sa clé de sol, son ite missa est.

Le cérémonial arrivait à sa fin. Avec des gestes de danseur de tango, Lannig mouillait ses cheveux raides, les plaquait en arrière, à l'embusqué comme il disait. Puis, allongeant sa bouche en cul-de-poule, il commença, à fredonner Marinella.

― Écoutes, fiston, minaudait-il en affichant une pose langoureuse, c'est moi Tino Rossi.

Nous n'avions qu'un seul luxe, le poste de radio. La T.S.F comme on disait encore. Je me souviens encore du fil de cuivre servant d'antenne que Lannig avait dressé le long des murs et du plafond. La réception était parfaite. Lui-même s'en fichait, mais il savait que Man Anna n'aurait pu se passer de musique.

Pas de dimanche sans air d'accordéon. C'était notre bande sonore associée, quoi que nos fenêtres fussent toujours fermées, aux rumeurs du quartier qui montaient de la rue comme une cantilène avec, au-dessus de la nappe sonore, bien plus joyeux qu'ils n'étaient agressifs, les cris: "L'Humanité! L'Humanité dimanche!  Demandez L'Huma!" que les vendeurs de journaux du parti, postés à chaque coin de rue, répétaient en canons qui semblaient faire écho aux cantiques de la première messe qui, malgré la distance, arrivaient jusqu'à nous.

Un parfum délétère, un peu musqué, un rien acidulé, fragrance du Front Populaire, que rien, et surtout pas la guerre, n'avait pu altérer, flottait en permanence sur la ville.

Lannig n'était pas communiste. Mais dès qu'il entendait la voix de Fanch Le Marrec, il se mettait à la fenêtre et hélait, dans ce sabir moitié breton, moitié français, moitié argot du bagne que l'on parlait à Brest, son copain militant.

― Eh, Fanch! Ne t'en vas pas à dreuse1! disait-il en sortant de sa poche de la menue monnaie rognée sur le tabac. Alors, plus par solidarité de classe que par souci de s'informer, il faisait signe à Le Marrec de lui passer l'hebdomadaire.

Que la feuille du parti remplace ce jour-là Le Télégramme n'avait aucune importance pour moi. Man Anna m'interdisait la lecture des journaux et je n'avais que la radio pour me parler du monde si bien que, maintenant encore, pour évoquer l'année de mes douze ans, je dois passer par un prisme complexe où les photos de première page, les manchettes et les titres déchiffrés à la hâte, la voix suraiguë du speaker, dessinent les contours d'un monde diffracté. Il faut savoir survivre avec ses rêves. L'enfant lucide que j'étais, malgré son inquiétude, l'avait vite compris, jamais il n'aurait d'autre choix.

C'était cette prise de conscience, cet acte fondateur, cette volonté farouche de se forger coûte que coûte un territoire, que le curé ne pouvait pas admettre. Dogmatique et prudent, frileux jusqu'à l'excès, il ne voulait donner de sens ni au bruit de la mer ni au silence des oiseaux.

Note

  1. S’en aller à dreuse: Prendre un chemin de traverse (argot brestois).

©José Le Moigne
Chemin de la mangrove
L’Harmattan 1999

boule

 Viré monté