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Rachel

José Le Moigne

 

 

 

 

 

 

 

 

Chemin de la mangrove

Chaque année, la Saint-Michel voyait aussi le retour de Rachel. Elle débarquait la veille de la foire dans un grand tourbillon de paroles et de parfum d’épices et passait notre seuil sans se donner la peine de frapper comme si elle se trouvait encore dans son village du Lorrain où les portes n’étaient jamais fermées.   Alors elle promenait sur nous son œuil unique de chabine — l’autre, crevé dans je ne sais quelle aventure, étant de verre — et claironnait à tous les vents:

— Bon dieu Seigneur! Comme ces enfants ont grandi!

Rachel était une antillaise de plein vent.

Aussi petit et blanc qu’elle était noire et tonitruante, Emillien, son mari, attendait sur le pas de la porte. Dès qu’il jugeait la tornade passée, il entrait à son tour et, avec l’aisance un peu canaille d’un parisien de souche, il embrassait Man Anna puis posait sur nos joues, une bise légère. Son devoir accompli, il attirait à lui le premier siège venue, extrayait un bouquin de sa poche, puis, sans plus tenir compte de personne, il se plongeait dans un bain de lecture d’où il ne sortait plus.

Rachel n’avait pas attendu pour s’emparer des lieux. Elle avait extirpé de son vaste cabas une bouteille de rhum, un bocal de surettes, une gousse de vanille, et réclamait des verres.

Le scénario était toujours le même. Man Anna profitait de ce moment de relative accalmie pour ordonner, avec une esquisse de sourire qui ne nous échappait pas:

— Allons, les enfants, dépêchez-vous d’aller dans votre chambre.

Nous n’avions pas l’habitude de contester et d’ordinaire un simple regard de notre maman créole suffisait à nous faire obéir, mais là, plus que jamais, nous ne traînions pas les pieds. Les monologues de Rachel, même secoués par les rafales de son rire homérique, étaient notre hantise. Man Anna n’avait pas achevé de parler que, déjà, nous avions disparu dans la chambre des filles non sans avoir frôler au passage Emillien qui n’interrompait pas sa lecture pour si peu. Il y avait des lustres que l’exubérance de Rachel n’avait plus d’effet sur lui.

Le temps passait et nous nous ennuyons ferme. Alors, avec un rire qu’elle étouffait au mieux, ma sœur Lucie s’emparait du balai de paille de riz qu’elle avait pris la précaution d’amener avec elle et le posait en équilibre sur le haut de l’armoire. Ne me demandez pas d’où cela lui venait, mais elle croyait dur comme fer que l’exorcisme suffirait à chasser l’importune. Peine perdue. Le truc restait inopérant, mais pour Lucie c’était sans importance. Pour elle l’échec ne pouvait être du qu’à la puissance des sorciers d’Afrique que Rachel, elle en était certaine, devait consulter la nuit. Mais, nous affirmait Lucie, dans ces affaires là, la chance tourne toujours. Il suffisait d’attendre. Je vous le dis en confidence, nous attendons toujours.

En attendant l’après midi passait. Nous étions à l’affût du moindre mouvement et le grondement de la moto de Lannig était pour nous signe d’espoir. Mais là encore il fallait déchanter: Rachel ne partait pas.

Lorsque qu’une éternité plus tard Man Anna venait nous délivrer, cela faisait un bail que nous avions cessé nos jeux. Même le ronron de nos babils enfantins avait perdu tout intérêt.

Pourtant Rachel était partie en entraînant son Emillien dans son sillage.

J’écartais les rideaux de la chambre et je suivais, jusqu’à ce qu’elles s’engloutissent dans le trou insondable de la nuit, leurs silhouettes fabuleuses qui, au bout de quelques pas, semblaient se fondre sous la lune.

Jamais je ne su où ils allaient dormir et c’était un mystère de plus.

Le lendemain matin, parée comme une mulâtresse de Saint-Pierre, Rachel posait sur les glacis sa boutique d’épices. Le même jour, au début de l’après-midi, Man Anna nous habillait de frais, nous faisait défiler devant, nous admirait avec dans le regard quelque chose qui faisait penser à un lac insondable, puis, d’un simple geste de la tête, donnait le signal du départ. Main dans la main notre guirlande fraternelle prenait le chemin de la foire.

Dans notre ville, depuis toujours, la foire de la Saint-Michel marquait tout à la fois la fin de la belle saison et la reprise de l’école. Aussi, lorsque je pense à ces journées si proches encore qu’il me semble pouvoir les tenir dans le creux de la main, mon souvenir se charge de l’odeur de cuir neuf des cartables et des galoches jetés à même les tréteaux; du boniment des camelots vantant à s’en rompre la gorge une foule de produits dont l’utilité très relative faisaient rêver les ménagères; des chaudes exhalaisons de la barbe à papa et des marrons grillés; des parfums plus complexes du cidre, des crêpes et des pommes d’amour.

Place de la Liberté Man Anna entraînait sa tribu dans un premier tour de foire. Ce qui l’attirait, ce n’était pas tant les étals forains que les vitrines du nouveau centre commercial qui donnaient, en attendant que la ville soit enfin rebâtie, un air un peu plus engageant aux baraques de bois et de fibrociment dressées en longues barres modulaires. À chaque fois c’était pour moi une nouvelle découverte et, de Radio Ouest à la Chapellerie Yves, en passant par la Librairie de la Cité, je ne savais jamais où poser mon regard. Man Anna s’arrêtait longuement devant Les Dames de France. Elle ne semblait pas dépaysée. Bien qu’il fût tout aussi provisoire que les autres, ce magasin vaguement parisien, lui rappelait le Sans pareil, boutique de mode au centre de Fort-de-France où, même au plus fort des restrictions, les élégantes et les beautés créoles se donnaient rendez-vous.

Après s’être accordée ce court moment de pause, ce bref instant de nostalgie, Man Anna fonçait vers le centre de la place où, transpirante sous son madras dont les pointes indiquaient, à qui en aurait douté qu’elle n’était pas de celles qui s’en laissent compter Rachel avait lancer depuis longtemps sa machine de guerre:;

— Piment-zouezo …. Piment-lampion … Bois d’Inde … Cannelle …Allons Chérie! Si tu veux conserver ton mari, n’oublie pas mes épices …

Rachel

Rachel, Lyon 1922, collection de l'auteur.

©José Le Moigne
Chemin de la mangrove
L’Harmattan 1999

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