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A la mine (1)

José Le Moigne

Comme tous les dimanches matin, Joseph-Augustin s’installa au cabaret de la Poule Blanche, et, comme tous les dimanches matin, Aloïs Hendricks, son compère, vint s’installer à son côté pour patienter tandis que leurs épouses respectives assistaient à la messe. Ce n’est pas qu’ils étaient l’un et l’autre des mécréants notoires, le Bon Dieu, ils s’en accommodaient, admettaient son existence, mais sans excès, un peu comme un arbitre lointain qui distribue les bons et mauvais points, et, encore, pour espérer le rencontrer, il faut attendre l’instant suprême, et ça, on avait bien le temps. Les deux copains ne fréquentaient pas l’estaminet pour boire. Une ou deux pintes de bière du pays, de temps en temps un gorgeon de genièvre, ça n’allait pas plus loin. Ils étaient là surtout pour ouvrir grandes les oreilles et écouter. L’estaminet, c’était la gazette parlante et gratuite. Surtout, la boraine de terre coincée entre ses dents, malingre dans son bourgeron bleu, il y avait là l’homme du syndicat qui pérorait toujours à la même table, près du poêle flamand qui, l’hiver, projetait sa chaleur violente sur son profil sec.

À première vue, la Poule Blanche, avec sa devanture passée au p’tit blanc, ses rideaux de cotonnade bleue et sa porte vitrée, n’était qu’un des 39 cabarets que comptait la commune, mais il avait sur les autres l’avantage inestimable d’être fréquenté, depuis des décennies, par les secrétaires du syndicat. Il faut dire que le patron, lui-même ancien mineur licencié pour fait de grève, veillait sur eux avec un soin jaloux qui faisait dire à Hersin-Coupigny que la Poule Blanche, eh bien, c’était l’église de l’ouvrier et que les hommes du syndicat qui s’étaient succédé à l’étage, prenant leurs repas dans la salle commune, mais tenant leurs réunions et leurs conciliabules dans l’arrière-salle, Félix Buhatier, Irénée Chevauche, Jacques Moreau et à présent Jules Bourquin, en étaient les vicaires.

Bourquin avait débarqué à Hersin-Coupigny deux mois plus tôt. Comme ses prédécesseurs il tenait s’il le fallait des réunions formelles, mais il préférait de loin ouvrir son forum dans la salle enfumée et bruyante. D’abord il parlait à voix basse, à mots presque couverts comme si ses messages codés ne s’adressaient qu’aux initiés qui se groupaient autour de sa table dès qu’il apparaissait, puis, le premier cercle ainsi conquis, il élevait le verbe dans une savante gradation de telle sorte que l’ensemble de l’estaminet, y compris les joueurs de piquet, finissait par l’entendre. Alors, comme il suffit d’une étincelle pour embraser les broussailles, la fièvre d’écouter gagnait le cœur de tous ces hommes que la misère hantait.

— Comarates, tonnait-il aujourd’hui, qu’est-ce que cette Belle Époque qui serait en train de naître à en croire les gazettes? Est-elle pour nous? Est-elle pour nos femmes et pour nos gosses? Non, bien sûr que non ! Elle est pour ces messieurs les actionnaires que nous ne voyons jamais, mais, qui, dans l’ombre, s’arrangent pour profiter des fruits de notre labeur et nous manger la laine sur le dos!

Sa voix, tendue et hachurée, était comme une pluie d’orage et rien ne comptait plus que cette scansion qui heurtait de plein fouet les consciences lassées. On se fichait bien de savoir à qui elle s’adressait, aux gueules noires ou au petit prolétariat rural. C’était du pareil au même et tout le monde le savait. La mine était toute jeune encore et, quand bien même elle se faisait ici dominatrice, elle était loin d’avoir effacé de la carte les paysages immémoriaux de l’Artois. Ils ne résistaient pas. Ce n’était pas la peine. La mine ne s’étalait pas. Elle prenait possession de l’espace dédié à la veine et, si elle couvrait de sa poussière noire les villes qui gonflaient à vue d’œil, il suffisait de franchir le glacis pour retrouver le pays vert, les crêtes et les collines, les chevaux, les océans de betteraves et l’orgueil des censes.

Les hommes s’adaptaient. Au début, parce qu’elle avait besoin de forces vives et qu’elle ne suivait pas le rythme des saisons, l’ogresse avait attiré les journaliers qui, n’ayant plus rien à faire dans les champs à la morte-saison, s’étaient jetés dans ses bras. À la notable différence que dévorée de besoins gigantesques elle étendait plus ses tentacules, c’était pareil au temps de Joseph-Augustin. Dès que la campagne plongeait dans son sommeil d’hiver et qu’il ne restait à la ferme que les travaux routiniers qui ne nécessitaient une main-d’œuvre importante, les arpétuss, c’est-à-dire les paysans-mineurs, s’engageaient à la mine pour des salaires souvent bien en dessous des prix. Aussi, surtout en période de grève, bien loin d’être acceptés, ils étaient méprisés. Ce n’est pourtant pas le courage qui leur manquait. À part, ceux qui avaient la chance d’être sur le parcours du train vicinal, fameux train des mines, les transportaient gratuitement, la plupart, pour gagner quelques pièces, s’infligeaient de longues marches pour rejoindre la fosse.

Le pire, c’était les jours de grève. On voyait alors la troupe vociférante ou silencieuse — c’était selon la colère ou l’humeur —, des gueules noires monter jusqu’aux villages pour empêcher les paysans-mineurs de monter dans les trains ou d’emprunter les chaussées aux pavés perpétuellement mouillés.

Bourquin savait que tôt ou tard chacun devrait choisir son camp. Soit tu acceptais de devenir un carbonnier à plein avec ton seul potager pour te rappeler tes origines paysannes, soit tu te résolvais à demeurer, mais pour combien de temps encore, un commis de la terre. En attendant, on était tous des prolétaires. Voilà pourquoi, certain de travailler pour le futur, il s’adressait autant aux journaliers qu’aux mineurs dans ses harangues du dimanche dans la salle basse de l’estaminet. Il ne s’en cachait pas. Ce qui le motivait, c’était d’unir la foule des travailleurs dans un même combat.

François Viâtre quant à lui avait franchi le pas. Il aurait bien voulu entraîner Joseph-Augustin avec lui, mais, connaissant le caractère ombrageux de son parent, il se contentait d’allusions de plus en plus précises. Mon aïeul hésitait. Certes chez Florimond Desmetz la place était solide, mais il le savait bien, elle convenait surtout à un célibataire ou à un ménage sans enfants. Il n’était pas homme à lâcher la proie pour l’ombre, mais, à moins de s’aveugler, avec la naissance de Paul-Gustave en 1898 et celle de Mathilde en 1900, il devait convenir de l’étroitesse de sa condition.

De l’extérieur, la petite maison que Florentine et Joseph-Augustin louaient, chemin du bec à bec, à Hersin-Coupigny, n’a que très peu changée. C’est toujours la même habitation basse avec encadrements de bois et soubassements de grès. N’ont changé que les tuilettes flamandes qui remplacent aujourd’hui la couverture d’aisangles1, petites planches de chêne en forme d’ardoises qui flambaient plus vite que le chaume à la moindre étincelle, l’adjonction de velux éclairant les combles mansardés, la parabole accrochée à la pente du toit et le crépi noirci remplaçant le torchis d’autrefois.

Florentine n’était pas en peine pour tenir une maison, même petite et inconfortable. En peu de temps, elle avait fait de la pièce unique, basse et au sol de terre battue, aux murs d’un jaune pisseux mal éclairés par des fenêtres à cul-de-bouteille, malgré ses modestes moyens, un foyer plein de quiétude et de chaleur. Elle avait commencé par poser sur le manteau de la vaste cheminée qui servait tout à la fois à cuir les aliments et à chauffer la moéson, un frontiau de dentelles confectionné par Germaine que François n’avait pas tardé à épouser, une série d’assiettes de couleur. Dans le trou noir de l’âtre elle avait déposé, outre une grosse marmite de fonte et une paire de grands chenets à tête recourbée, l’paielle bassinoire dont elle se servait, le soir, pour réchauffer les draps toujours humides et froids. Le reste du pauvre mobilier de mon aïeule se composait d’une dresche2 de bois sombre sur laquelle, à côté d’une madone naïve et de quelques éléments dépareillés de faïence de Saint-Omer trônait sa photo de mariage, d’une caïelle3 à dossier réservée à Joseph-Augustin, d’une grande table de chêne, d’un banc et de paillasses disposées bout à bout. Cette maison où il faisait sombre même l’été était éclairée par un crassset4 à deux becs dont la mèche trempait dans de l’huile de colza.

Ils auraient pu s’en contenter. Cette petite vie, faite de lourdes peines et de maigres profits, bien d’autres l’avaient vécue avant eux. Mais Joseph-Augustin avait en lui un rêve, ô combien raisonnable, mais si inaccessible, d’une petite ferme bien à eux, où, avec Florentine, les enfants, et pourquoi pas leurs vieux parents, il aurait pu vivre paisiblement de leur rude labeur. Mais pourquoi se leurrer? Même en se privant de tout, même en se saignant aux quatre veines, la terre ne lui donnerait jamais que cet esclavage qui n’osait même pas dire son nom.

Joseph-Augustin n’avait pas l’audace un peu inconsciente de François. Il lui fallait mûrir ses décisions, peser longuement, minutieusement le pour et le contre, consulter et consulter Florentine qui, taillée dans le même bois, était toujours de bon conseil. Fouiller les entrailles de la Terre pour y trouver son pain, il avait l’habitude. Plonger au cœur du gouffre, fuir le soleil et le jour et s’enterrer vivant pour les mêmes raisons, c’était bien autre chose. Mais la réalité était brutale. Avec la naissance en janvier de Joseph en janvier 1906, c’était trois petites bouches qu’il avait maintenant à nourrir. Aussi, sachant que son compère Aloïs se questionnait aussi et qu’il connaissait un porion de la fosse n° 5 des mines de Bruay qui, par des salaires fixes et des logements presque gratuits, s’efforçaient d’attirer et de fixer la main-d’œuvre rurale, il s’en ouvrit à lui.

Notes

  1. Essentes
     
  2. Commode
     
  3. Chaise
     
  4. Lampe à huile

©José Le Moigne
Chemin de la mangrove III

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 Viré monté