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Florentine et Joseph-Augustin

José Le Moigne

Ce qui me frappe dans les quelques photographies que j’ai de Joseph-Augustin, son héritage en quelque sorte, c’est sa grande beauté. Il n’était pas très grand. Peut-être un mètre soixante-dix. Cependant, il dégageait une telle impression de force, de puissance et de calme, qu’on ne pouvait que le respecter. Ses cheveux coupés très court étaient noirs, ses traits fins, légèrement asymétriques, son regard modeste et franc. Sur les portraits de sa jeunesse, une épaisse moustache cache sa bouche que l’on devine malgré tout charnue et volontaire. De fait, je m’en rends compte par son évolution au fil du temps que cet attribut était sa seule coquetterie. À la fin de sa vie, ce symbole gaulois s’était mué en une stricte brosse qui lui donnait un peu l’air d’un major britannique, ce qui, compte tenu de l’époque, était un peu un affichage politique. En le l’observant au travers du filtre iconographique de sa vie, je me dis que mon aïeul devait sacrément plaire aux femmes. En avait-il conscience ? Sans doute. En profitait-il ? Je ne crois pas. Ce que je sais, c’est que mon arrière-grand-mère, née le 18 janvier 1868 à la Targette, un hameau situé à moins d’une lieue de Neuville Saint-Vaast, arriva juste à temps dans sa vie pour étouffer dans l’œuf une solitude qui ne demandait qu’à s’installer. Elle avait presque trente ans et son promis à peine plus. C’était tard pour l’époque, mais les futurs époux étaient ce que l’on appelait en ce temps-là des jeunes gens sérieux. Je vais vous dire pourquoi.

Joseph-Augustin n’était pas de ceux qui pensent que le service militaire forme un homme. S’il avait pu l’éviter, il l’aurait fait, mais la loi étant la loi, tout ce qu’il espérait, puisque les effectifs étaient limités à 400 000 hommes, c’était tirer un bon numéro et n’avoir qu’à effectuer qu’un an de service actif, et pas trop loin si possible1. Maman Tine avait tout ce qui était possible pour elle. Elle avait prié, fait don d’une chandelle à Saint-Vaast et, ce qui était plutôt un bon présage, lorsqu’elle l’avait allumé en présence de Joseph-Augustin, la flamme du cierge s’était élevée toute et droite et surtout sans fumée. Voilà pourquoi, confiant en sa bonne étoile, au jour dit, c’est d’un cœur léger que mon aïeul avait rejoint le chœur des conscrits enrubannés sur le chemin de la mairie. Certes, il manifestait surtout par-là une bonne dose de ce que nos bouches modernes appellent auto persuasion, mais, enfin, comme toute la classe, il avait braillé à tue-tête:

Allons, garchon
Défais tin pantalon
Nous allons passer l’consel’edr évision!

Hélas, il avait tiré le mauvais liméro! La rage au ventre, mais faisant malgré tout contre mauvaise fortune bon cœur, il avait rejoint ses camarades qui, bras dessus, bras dessous, déambulaient de cabaret en cabaret. Lorsque la chance vous tourne aussi ostensiblement le dos, cierge béni ou pas, faut pas s’attendre à ce qu’elle vous sourit de sitôt. Enfin, pas avant d’avoir été encaserné pour cinq ans. À défaut de vous forger un homme ça vous amène, car il faut bien rattraper le temps perdu, aux alentours de la trentaine.

La réponse est plus simple encore pour Florentine, mon arrière-grand-mère. De mémoire familiale, elle resta belle à tous les âges de la vie. Bien sûr, au fil des années, son visage se chargea tout à tour de joies et de soucis, mais elle garda toujours son visage à l’ovale parfait, sa peau d’une extrême finesse et son regard scrutateur qui vous perçait à jour. À juste titre, elle était admirée et aujourd’hui encore, un demi-siècle après sa mort, elle garde cette aura qui que pour célébrer le charme de fruit vert et la beauté naissante des jeunes filles de sa descendance, on leur serine, comme on fait référence à une madone de vitrail: «Toi, tu seras aussi belle que grand-mère Florentine». On imagine sans trop de peine qu’une telle beauté ne manquait pas de prétendants, mais, sa mère s’étant trouvée veuve très tôt et sa famille d’une pauvreté à faire fuir le diable, Florentine, sachant pertinemment combien ses gages étaient utiles, mit comme un point d’honneur à les aider le plus longtemps possible avant de s’autoriser à penser au mariage.

En ce temps-là, à Hersin-Coupigny, l’cinse de Florimond Demetz était de loin la plus prospère et la plus importante des fermes du pays. Avec sa vaste porte charretière, son haut pigeonnier, ses bâtiments soudés les uns aux autres autour de sa cour carrée, on aurait dit un orgueilleux manoir, voire un petit château dont elle avait d’ailleurs l’antiquité. C’est que, construite en 1604, au temps où la France et l’Espagne se disputaient l’Artois, elle en avait vu passer des hordes de soldats ! Aujourd’hui, encore, même désaffectée et livrée à la nostalgie, elle n’a rien rabattu de sa morgue féodale, mais si vous l’aviez vu du temps de sa splendeur!

Le maître d’l’cinse, Florimond Desmetz, passait pour un garçon, un peu âpre au gain sans doute, mais homme de justice sachant reconnaître le travail bien fait et donner dans ce cas de bons gages. Et puis, en ces temps de précarité, quand il était content de vous, il n’hésitait pas à vous réengager pour plusieurs saisons. Sans même s’en rendre compte, on devenait quelqu’un de la maison. De Béthune à Arras, la grande cense jouissait d’une excellente réputation. Rien d’étonnant, donc, que Florentine et Joseph-Augustin, qui se louaient depuis l’enfance, aient pu s’y rencontrer.

Ce n’était pourtant pas gagné d’avance, car, au début du printemps, lorsque Florentine posa son baluchon chez Florimond Demetz, elle commença par se demander si elle s’y habituerait. C’était si différent de toutes les autres censes où elle avait œuvré. Des mois étaient passés depuis et elle ne s’était plus jamais posé la question. Elle n’avait pas le temps. C’était l’époque de travail et elle devait comme un homme prendre sa part des lourds travaux des champs. Jamais le temps de s’arrêter. Il avait eu les betteraves à planter, à sarcler, à démarier; les foins à remiser avant les pluies d’orage, les gerbes à ramasser derrière les moissonneurs, les vaches à traire; le lait à écrémer; les porcelets, les veaux à s’occuper; sans oublier qu’elle était femme et, donc, qu’il fallait quatre fois par jour préparer les repas pour emplir les estomacs de la troupe affamée des valets; sans oublier la vaisselle, la lessive, les dindons, les poulets, les oisons…

Sans compter… sans oublier…

Toujours levée avant le jour, très souvent elle était encore au travail lorsque les hommes, abrutis de fatigue, dormaient depuis longtemps déjà. Oui, c’était une rude tâche que celle qu’accomplissait mon aïeule Florentine à Hersin-Coupigny!

  1. En France, la loi du 27 juillet 1872 rendit le service militaire obligatoire pour tous les Français âgés de 19 ans, c'est par tirage au sort que l'on décidait de la durée du service actif : si on tirait un «mauvais numéro», le service était de cinq ans, celui qui tirait « un bon numéro » effectuait un service court, un an. La loi du 21 mars 1905 supprime le tirage au sort et rétablit le principe d'égalité en supprimant toute possibilité d'exemption autre que médicale

* * *

Et l’amour, me direz-vous. Depuis quinze ans qu’elle œuvrait sur les cens, c’était inévitable, elle avait connu des galants. Cependant, comme elle n’était pas fille à perdre la raison, pas un ne pouvait se flatter de l’avoir entraînée plus loin qu’elle ne le voulait. Le reste est son secret et, quand bien même elle me l’aurait confié, il ne m’appartiendrait pas de vous le révéler. Par contre, ce qu’elle m’aurait autorisé à dire, c’est que le grand amour, pas cette bêtise romantique qui vous enlève le temps d’une saison, mais, le vrai, celui qui vous engage pour la vie, elle l’avait rencontré à Hersin-Coupigny en croisant le regard de ce grand gars timide qui était par ailleurs son pays. 

On commença par s’agacer des yeux au moment des repas tandis que Florentine se tenait, raide et embarrassée, en compagnie de la maîtresse et des autres servantes derrière ch’mait qui mangeait au milieu de ses hommes. On poursuivit par de longs silences habités, par des mains se cherchant sans jamais se trouver, enfin, tout cet agrégat de gestes contenus auquel étaient soumis les jeunes gens de cette lointaine époque. 

Octobre vint et avec lui le temps d’un repos relatif que Florentine occupait en allant se promener les dimanches après-midi sur la route qui menait, à la lisière du pays noir, avec, à l’arrière-plan, les silhouettes répétées des terrils, des chevalements et des corons se découpant sur l’horizon bas et fatigué, de la cense de Florimond Demetz à Hersin-Coupigny. Or, il se trouve que ce dimanche-là Joseph-Augustin, avec la brusquerie propre aux garçons timides, avait décidé de courir sa chance. Dès qu’il vit Florentine passer, il bondit sur ses traces et ne fut pas long à la rejoindre. Aussitôt, Florentine régla son pas sur celui du garçon. À vrai dire, ce n’était pas la première fois qu’ils se promenaient ainsi dans un parfait silence, écartés l’un de l’autre par la timidité et ce qui était alors la bienséance, seulement attentifs au vent tombant des collines d’Artois qui les enveloppait et faisait claquer comme une voile de misaine la longue jupe de la fille.

Le ciel fuyait, rapide et bas, avec cette fulgurance et ces enluminures propres aux pays où le soleil est rare. Rien ne paraissait changé, mais tout allait être différent. Alors qu’ils s’apprêtaient à dépasser le bois Froissart, Joseph-Augustin, saisit soudain par une étrange frénésie, accéléra, prit trois mètres d’avance, puis s’arrêta si brusquement que Florentine vint s’empaler dans sa poitrine. Tout à trac, en butant sur les mots, mais acharné à aller jusqu’au bout de sa phrase il lui dit qu’il voulait l’épouser. 

Convenez avec moi que la manière était particulière, mais c’est ainsi que mon arrière-grand-père fit sa demande et il faut croire qu’elle était attendue, car Florentine, même si elle s’en amusa toute sa vie, ne regretta jamais de l’avoir accepté.

Pourquoi, plutôt qu’à la Targette ou à Neuville Saint-Vaast se marièrent-ils à Hersin-Coupigny ? Difficile de le savoir. La raison la plus simple est à chercher dans l’attitude de Florimond Demetz qui, plutôt brave homme comme je l’ai dit déjà, non content de vouloir organiser le repas de noces, offrit de loger les invités d’honneur dans les communs de la ferme-château. Certes, appréciait-il à leur juste valeur les qualités des deux futurs époux, mais, aussi généreuse qu’elle fût, son offre n’était pas tout à fait innocente. Ch’mait escomptait de ce mariage, le premier depuis qu’il avait hérité de la cense, d’heureuses retombées pour sa maison. Voilà pourquoi, au lieu d’une noce minable célébrée à la hâte par un curé qui en avait vu d’autres, Florentine et Joseph-Augustin eurent droit à un mariage comme il faut. Et puis, Hersin-Coupigny n’était pas si loin de la Targette ou de Neuville Saint-Vaast. L’occasion était bonne d’atteler et je crois bien que, sans elle, la plupart de nos braves paysans, attachés à vie à leur clocher, n’auraient jamais franchi ces quelques lieues.

Les traditions ont la vie dure à la campagne. À Hersin-Coupigny comme ailleurs, le mariage passait par une série de rituels dont il était malvenu d’essayer d’échapper. D’ailleurs, comme tous les jeunes gens d’alors, Florentine et Joseph-Augustin tenaient à ce qui était au fond un rite de passage. Pour tout dire, la tendre et douce Florentine se serait trouvée mal mariée si, au matin de ses noces, elle n’avait trouvé devant le seuil de la ferme qui lui tenait pour l’occasion lieu de domicile familial, la jonchure de sable et de sciure de bois, semée de fleurs en papier, dont aujourd’hui encore les familles du Nord maintiennent la tradition. Cependant, comme ni elle, ni son promis, n’étaient de Hersin-Coupigny, tout ce qui faisait la saveur clanique des rituels ancestraux, se trouva aboli. Pas de barricade dressée devant la porte de Florentine, pas de charivari ni d’orchestre de casseroles pour mener la bacchanale autour de la maison jusque tard dans la nuit, et quelquefois toute la nuit, pas de soupe à l’oignon, et surtout pas de pot de chambre emplie d’un mélange peu ragoûtant à la vue, mais au fond pas si mauvais, car composé de chocolat fondu et d’œufs soigneusement battus ; mais qu’importe. 

Toute la nuit parrains et marraines s’étaient relayés pour décorer la charrette et à dix heures pétantes, le soleil s’étant mis de la fête alors qu’il avait plu toute la semaine, le cortège, précédé d’un joueur d’ophicléide, se mit joyeusement en marche. Depuis quelques années, par la vertu de je ne sais plus quelle encyclique, les jeunes épousées étaient tenues de se marier en blanc. C’était le signe de leur virginale pureté et, les préjugés ayant décidément la peau très dure, en notre époque prétendument libérée, qui de nous peut affirmer n’avoir jamais entendu, devant le cortège de telle ou telle mariée, le chœur des commères persifler: «Et dire qu’elle ose se marier en blanc!»

Fermons la parenthèse. Au temps de Florentine les bûchers symboliques ne s’enflammaient pas moins vite, mais, comme le monde paysan est avant tout un monde résistant, à Hersin-Coupigny le blanc n’était pas de rigueur. On faisait comme on avait toujours fait et le jour de ses noces, comme sa mère avant elle, et sa grand-mère encore avant, Florentine avait revêtu une robe sombre sur laquelle se croisaient les pans d’un beau châle-tapis et un bonnet de coton aux dentelles fines et immaculées. C’était-là la tenue de mariage au vieux pays d’Artois. Bref, sur sa photographie, avec[JLM1]  sa couronne de fleurs d’oranger on aurait dit une moniale. 

Joseph-Augustin n’était pas plus faraud. Son faux col le gênait et lui sciait le cou; ses chaussures neuves lui faisaient mal; il ne savait que faire de sa paire de gants blancs et ne savait quelle posture prendre dans le costume de bourgeois qu’il s’était fait confectionner et qui allait lui servir sa vie entière pour les grandes occasions et dans lequel il serait enterré. 

On était loin cependant de cette extrémité. Pour l’instant, comme c’était l’usage, au sortir de l’église les jeunes époux radieux jetèrent des poignées de dragées, de friandises et de menue monnaie à la horde d’enfants qui attendaient sur le parvis et se jetèrent dessus avec des piaillements d’oisons tandis, qu’au comble de la joie, Florentine lançait au hasard de ses invités son petit bouquet de fleurs printanières. François Viâtre, désormais mon arrière-arrière petit cousin, le rattrapa au vol et, plus rouge que la plus rouge des pivoines, l’offrit à sa cavalière en bafouillant:

— Tiens, tu seras mariée dans l’année.

Confuse et rougissante, Germaine, sa gentille cavalière, en détacha une marguerite et l’accrocha avec un petit rire de tête au revers du garçon.

Mais, ceci, voyez-vous, est une tout autre histoire, une autre ritournelle.

©José Le Moigne
Chemin de la mangrove II

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 Viré monté