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Agnès, la Loire et les garçons

José Le Moigne

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Il doit y avoir un lieu où un bras
Et un autre bras ferait plus que deux bras,
Une chaleur de feuilles mordues par pluie,
Le matin si proche même à bout de forces.

Eugénio DE ANDRADE

Deux ans plus tard. Cette fois je suis descendu du train en marche et je me fiche bien du printemps méditerranéen, de ses odeurs de jasmin, de ses ocres délicats et de ses blancs crayeux qui préludent à l’été qui, comme toujours, sera caniculaire. Je suis à l’hôpital d’Antibes, au service que l’on n’appelle pas encore  soins palliatifs, mais dont on sait très bien que c’est tout comme. Le combat dure, depuis presque quatre ans, ce qui dénote une force de vie que Sylvie aurait préféré ne pas avoir à démontrer. Les autres, les familles dans l’angoisse, je les croise dans les couloirs. Ce sont toujours les mêmes, ceux qui ne fuient pas devant la confrontation avec la mort d’un proche en affirmant qu’ils doivent se préserver, que c’est vraiment trop dur pour eux et qui en viennent même à souhaiter une rapide issue parce que, si on regarde bien, pour l’autre, le moribond, qui s’accroche comme il peut à l’existence, mourir serait une délivrance. Je ne juge pas. De quel droit le ferais? J’admettrais presque d’être mis en accusation pour sensiblerie outrancière. Je pense à cette aristocrate, la reine de France peut-être, qui au moment de poser son col sur la bascule, murmure ces mots qui pour moi son le comble de l’humain: «Encore, une minute, Monsieur le bourreau». Qui peut penser à la place de celui qui s’en va? Et dans le cas présent, peut-être suis-je illégitime, mais je parle au nom de celui qui, entre deux hospitalisations, passe ses nuits sur le canapé, près du lit médical installé au rez-de-chaussée de la maison, quand bien même je ne serais, comme on le dit dans toutes les langues, qu’une pièce rapportée. L’espoir, quel drôle de mot, ici! Je confesse l’erreur de mes premiers propos. Ici, ce n’est pas une unité de soins, fussent-ils palliatifs, mais un mouroir avec des rideaux tendus entre les lits auprès desquels les présents se relayent prêts à offrir tout ce qu’ils ont, et même ce qu’ils n’ont pas, dans l’espérance absurde que leur malade, déjà presque momifié, consente, un court instant, qui a pourtant valeur d’éternité, à ouvrir les paupières. Si je suis un crétin ou un con, tant pis, mais je suis avec eux et je pense, envers et contre tout, que tous les moyens, mêmes ceux, spécieux, d’une métaphysique de bazar, sont dignes d’être tentés. Je sais bien qu’hier encore j’en aurais ricané; mais comme me le répétait sans cesse Man Anna, il ne faut jamais dire: Fontaine, je ne boirais pas de ton eau». 

Bon, j’ai beau être Créole et donc un peu superstitieux, je ne vais pas prier. La prière, c’est plus mon truc depuis longtemps. Je pourrais, je n’ai rien oublié des formules que j’ai apprises au catéchisme, ne sont plus guère que des incantations un peu vides de sens. Alors, je plonge le nez dans le livre que je conserve bien au chaud dans ma poche. Maurice Genevoix, je l’aime depuis l’enfance, une vénération qui ne dit pas son nom, encore accrue par toutes les années de jeunesse que j’ai passée au pays de Raboliot. C’était bien de quitter la Bretagne pour ce pays de lumière douce et de forêts profondes, d’étangs et de maris, de briques rouges où l’on devine encore les toitures de chaumes, où l’on braconne pour faire corps avec la nature, par écologie en quelque sorte, même si le mot n’était pas inventé. Ici, dans ce labyrinthe dont la seule issue est la mort, Agnès, la Loire et les garçons, c’est mieux qu’une prière. C’est la présence tonique du grand fleuve. Le côté sauvage et pourtant apaisant de la vie. 

Et puis, de pouvoir lire encore dans de pareilles circonstances, aucun buveur de mots ne contredira, c’est comme un talisman. C’est aussi un clin d’œil adressé à Sylvie qui répondait à tous ceux qui s’étonnaient de me voir en toute circonstance un bouquin à la main. 

— Vous savez, sans un livre Julien ne serait plus Julien.

Et pour forcer le trait, elle ajoutait:

— À ma deuxième opération du foie et que j’étais aux soins intensifs, les médecins le laissaient toute l’après-midi auprès de moi quand en principe mes visiteurs ne pouvaient rester que dix minutes. Il ne les dérangeait pas. Il sortait quand on le lui demandait et, le reste du temps, calé dans l’encoignure de la chambre, il lisait. J’en aurais oublié d’appuyer sur la pompe à morphine tant cela me faisait un bien énorme. J’étais tranquille et rassurée.  Pourtant j’avais atrocement mal. Ça, je peux vous l’assurer.

©José Le Moigne
Chemin de la mangrove II

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