Potomitan

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Annou voyé kreyòl douvan douvan

Sur l’île

José Le Moigne

8

Je suis allé dans le domaine du chasseur face à la montagne du lion
et j’ai vu la mer, une mousseline de lumière scintillante.
j’ai vu le soleil se pencher sur la chevelure touffue des forêts et des femmes endormies.

Tahar Ben Jelloun

Des oiseaux, justement, on aurait dit qu’il en pleuvait. Des tornades de mouettes, de goélands, de cormorans, de pétrels, d’autres encore dont j’ignorais jusqu’au nom affichaient leur suzeraineté sur cette île entourée de récifs. Deux manœuvres avaient suffi au Penn ar bed pour aborder et maintenant, un pied sur le débarcadère et l’autre sur le plat-bord, un matelot aidait les passagers à franchir les quelques centimètres – l’épaisseur d’un pneu – séparant le bateau des quelques marches à grimper pour joindre la terre ferme. Le Stiff n’est pas un port. Il y a cette aire bétonnée, royaume de loueurs de bicyclettes, quelques estafettes pour faire la navette, les guimbardes déglinguées et rongées par le sel des autochtones, et c’est tout. À part la guérite de la compagnie maritime, aucune installation. Pas même un bistroquet. Lampaul, unique bourgade de l’île, est à 4 kilomètres et pour l’atteindre il faut se farcir un raidillon abrupt qui grimpe jusqu’au sommet de la falaise où il se jette, comme un ruisseau dans une rivière, dans une route qui serpente à travers des champs de landes rases pour aboutir à un calvaire qui, aussi modeste qu’il soit, vous rappelle que nonobstant la traversée, vous êtes plus que jamais en Bretagne. Cependant, si quand vous quittez le bourg, ne vous attendez pas à trouver des hameaux qui sont autant de jalons dans votre errance qu’elle soit voulue ou pas. L’habitat ouessantin est dispersé, chaque propriété est entourée d’un muret qui anciennement servait à garder les animaux — principalement des moutons au dos droit, au bassin et au garrot épais, aux membres fins, à la laine noire et à la tête fine et régulière présentant un chanfrein droit ; malgré les cornes impressionnantes des mâles s’enroulant autour des oreilles, ce sont les plus petits moutons du monde — et à protéger les cultures du vent. De jour, ça va. L’île est petite, longue de huit kilomètres et large de quatre, et en explorant les sentiers qui traînaillent dans l’alternance des landes, des fourrés littoraux et des prairies, vous finirez toujours, malgré l’absence d’éléments verticaux d’envergure, par trouver votre route.

Mais la nuit c’est autre chose. J’en ai fait l’expérience le soir même de mon arrivée où après une trop longue soirée au Ty Koz, je m’étais fait fort, je l’avoue contre l’avis unanime des habitués, de rentrer seul chez mes hôtes en me guidant sur le faisceau lumineux du phare du Créac’h. Jamais je n’aurais pu imaginer qu’elle puisse être si profonde. J’avais buté dedans dès la sortie de Lampaul et elle m’avait absorbé comme dans un maelström dans lequel la lumière du phare ne comptait pas plus qu’un falot vainement agité au milieu d’une tempête. J’ai piqué droit vers ce qui semblait la bonne direction, mais je n’avais fait rien d’autre que me livre au hasard d’un pinceau lumineux qui balayait la route avec une régularité de métronome sans rien livrer de ses secrets. Il me semblait être un des petits insectes qui tournoyaient, tournoyaient, avant de disparaître jusqu’au prochain rayon. Pourtant, je ne me souviens pas d’avoir eu vraiment peur. Au pire, si je m’étais lassé de tourner en rond, j’aurais fini par m’asseoir sur une des grosses pierres, couvertes de mousse et de lichen, qui affleuraient des bas-côtés et j’aurais attendu les premières lueurs de l’aube qui, au bout du compte, ne pouvait pas tarder. Après tout, cette mésaventure ne déparait pas un voyage placé depuis le début sous le signe de l’improvisation. Le pire qui pouvait m’arriver, c’était de me trouver nez à nez avec un lapin de garenne fasciné lui aussi par la lumière intermittente. Cependant, je me suis obstiné à tourner en rond pour me retrouver, sans savoir comment, en plein centre de Lampaul, sur le parvis de l’église Pol Aurélien. Je savais que le fils de mon éditeur été logé dans la première maison près de la pharmacie. Il ne me l’a pas dit, mais il a dû me prendre pour un cinglé en m’ouvrant en caleçon, hébété, et à demi noyé dans le sommeil.

Je ne tenais pas au secret et, d’ailleurs, je le savais impossible à garder. Pour tout dire, avant que l’étincelle ne se transforme en brûlot, je préférai en révéler moi-même la teneur. Même si elles ne sont que fugitives, les îles ont besoin de se fabriquer des légendes et moi, avec ma joie de vivre à l’évidence supposée, mes talents de guitariste et de chanteur, j’étais très gentiment en train de me construire un personnage, quelque chose entre Figaro et Cyrano, faire valoir vaudevillesque la vulgarité en moins, à mille lieues, ça j’en étais certain, des créatures du folklore, même évoquées sur le ton d’une parfaite dérision. Pourtant, le lendemain, alors que nous étions tous réunis pour l’apiritif, ce fut Beuzec en personne, oui, le menhir dont le chef m’avait brièvement tracé le portrait à peine deux jours plus tôt, qui porta la première attaque. L’air de ne pas y toucher, il me demanda si pendant mon errance nocturne je n’avais entendu, quelque part au-delà de l’estran, le bruit feutré d’une godille qui se frai un chemin entre les récifs et les bancs de varech. Parce que, ajouta-t-il, la gouaille au bec, ce clap clap n’est pas celui de l’Ankou qui vient de prendre une âme, mais celui de la barque de Yann le mesureur qui chaque nuit, avec la complicité de monsieur le Recteur, navigue vers la chapelle de Braspart pour y prier les ombres. On l’appelle mesureur parce que, tout le temps de la traversée, il sonde l’océan pour mesurer la profondeur de l’enfer qui, tout le monde sait ça, a son entrée principale au milieu du Fromveur. J’aurais pensé qu’il aurait eu plaisir à se montrer à vous. Un poète, n’est-ce pas, c’est toujours utile, mais il faut croire que la nuit n’était pas assez noire pour lui alors que, pour vous, elle semblait insondable.

Était-ce du lard ou du cochon? Socialiste rouge vif, le menhir n’était pas du genre à se laisser aller à de pareilles diableries. Il a fallu que je tourne le regard en direction du recteur Trividic qui se tenait auprès de nous pour comprendre que ces piques qui semblaient me viser étaient en fait destiner à son ami-ennemi depuis l’enfance qu’il soupçonnait, pour le bien de son ministère, d’entretenir l’esprit chimérique de ses paroissiens. Décidément, ai-je pensé de manière tout à fait incongrue, toutes les îles se ressemblent, des jolies femmes qui ne se donnent pas dès le premier frisson, le purgatoire en quelque sorte.

— Moi aussi j’aurais aimé porter un anneau d’or, dit Beuzec en glissant son regard sur la petite créole que j’arbore à l’oreille. Mais tu comprends, avec la politique…

Si je comprenais ! En mon temps, je n’aurais jamais osé franchir les portes d’un tribunal pour enfants sans l’avoir au préalable ôté. À vrai dire, j’ai été élevé comme ça. Le respect des formes, à condition qu’il ne soit pas une marque de reniement, ne me pose pas de problèmes existentiels. Pareil pour les enterrements, les mariages et tout le Saint-Frusquin. Costume-cravate, un point c’est tout. Man Anna appelait ça le respect. Je ne pense pas qu’elle avait tort. Les temps changent comme chante mon pote Dylan, le tout c’est de ne pas faire semblant de ne pas le voir passer le train. Pour en revenir à Jean-Yves Beuzec, c’était peu de dire qu’il était le seigneur de l’île dont il avait été successivement le maire, le député, le conseiller général puis régional, et pour finir, dépassant ses frontières de récifs, président de Région. Tout le monde le savait, sa succession était bien organisée. Aussi, l’âge venu celui que certains appelaient tout simplement l’amiral, avait, sans crainte pour l’avenir, balancé ses mandats à la baille. Bien sûr, c’était de la pure symbolique, car, en pratique, comment s’effacer derrière un cairn, un cromlech, un tumulus, un champ mégalithique. S’embarquer sans le seigneur tutélaire de l’île, c’était au coup sûr prendre le risque de naviguer à vue et de se perdre. Du moins pour qui vit à demeure sur l’île, car, pour moi qui désirait aller au plus profond de l’âme des îliens, là où le pittoresque se charge d’inquiétude, il n’était pas forcément le bon guide.

Pour une vision de l’île à hHauteur d’homme, mieux valait, je l’ai vite compris, s’emboucher avec Goulven Rozmeur, lui aussi, quoique moins flamboyant que le duc d’Ouessant, un personnage d’exception. Je me trompe quelquefois, mais pas aussi souvent que cela. Pour moi, les premières impressions sont très souvent les bonnes. Lorsque j’avais atterri sur l’embarcadère, le premier Ouessantin que j’avais vu était Goulven. Impossible à rater avec sa barbe blanche qui semblait indiquer la direction du vent, sa casquette de marin et sa vareuse rouge. On ne voyait que lui, brandissant, comme un guetteur de sémaphore, un calicot, où il était écrit : Salon du Livre insulaire. Cela ne peut pas s’expliquer par des mots. Un regard échangé avait suffi à établir entre Goulven et moi un contact immédiat. Il avait poliment ôté sa pipe de sa bouche pour nous indiquer les trois estafettes qui attendaient sur le terre-plein.

— Montez, dit-il avec un accent assez semblable à celui des Brestois, je vous conduis d’abord chez vos logeurs et ensuite à la salle des fêtes. Vous, par exemple, gardez votre guitare avec vous. Ces engins-là, ça n’tiens pas la marée.

C’est comme cela que j’ai fait connaissance avec l’île. Du porte-à-porte, en quelque sorte. Tout était bleu. Un bleu de cathédrale. C’était comme si la terre avait pris en otage l’azur profond du ciel d’été.

900 habitants et 900 bénévoles. Jamais je n’avais vu ça ailleurs. De la cuisine à l’accueil en passant par des tâches beaucoup moins gratifiantes, toute l’île s’était mobilisée. Pour Jean-Yves Beuzec, tout semblait aller de soi.

— Crois-moi, me dit-il alors que je lui posais la question, ici, c’est comme ailleurs, surtout depuis que les liens avec le continent sont devenus faciles. Au quotidien, nous, aussi, nous avons notre lot d’égoïstes. Mais une île reste une île. Face à certains évènements, le sauvetage en mer par exemple, on sait se montrer unanime. Le Salon du Livre est l’un de ces moments. Plus barde que jamais, Beuzec en devenait lyrique. Bien sûr qu’il s’en servait. Aurait-il été un politique autrement ? Mais une chose était certaine, même si officiellement il n’était que le cicérone, il mettait sacrément les mains dans le cambouis.

Fini de jouer les fiers-à-bras ! Beuzec plus barde que jamais, en devenait presque lyrique. Bien au-delà de la politique et du folklore qu’elle générait, le vieil îlien, en cicérone convaincu, ne craignait pas de mettre les mains dans le cambouis, et sans tricher. Inutile de gloser sur les bénéfices sur les bénéfices secondaires, certainement juteux pour lui et sa famille, une chose ne pouvait être mise en doute, son amour passionné pour ce lambeau de terre à qui il devait tout. —Tout le monde aujourd’hui me frappe sur l’épaule, dit-il en ajustant sa fameuse écharpe blanche, mais mon père était patron pêcheur, ni pauvre ni riche, tout simplement dans la moyenne, et ça, je ne suis pas près de l’oublier.

Bon, pour les initiés, c’était quand même du réchauffé. Ces mots, il les avait prononcés tant de fois en meeting qu’ils en étaient usés jusqu’à la trame. Qu’importe. Pour éviter la caricature et les clichés un peu trop convenus, il suffisait de le regarder. À ce moment précis, avec sa chair rose, débordant de sa chemise tahitienne, ses grosses pattes de homard serrant son verre à l’écraser, son regard empli d’une émotion certaine, le menhir, j’en aurais mis ma main au feu, était parfaitement sincère. D’ailleurs, ne trichait pas. D’ailleurs, lorsque nous nous trouvâmes placés l’un à côté de l’autre à table, fort de la confiance qu’il savait que je lui accordais, il évoqua pour moi, avec une pudeur dont il n’avait probablement plus l’habitude, le petit brezhoneg en sarrau noir qu’il avait été, courant les sabots à la main au bout de la jetée pour saluer, en agitant son béret dans la bruine, le départ du père. Comme dans Mor Vran, Les feux de la mer ou Finis Terrae, les fameux films de Jean Epstein, mais là, c’est moi qui ajoute.

— Soixante ans et plus que ça dure, poursuivit le menhir en me servant à boire, et crois-moi, à moins d’un coup de sang, c’est encore loin d’être fini!

J’aimais cette manière de garder le passé à l’abri comme dans un coffre de marin. Que les trémolos du biniou ou staccatos du tambour se mêlent dans ma tête sous les arcades du chapiteau-repas, tout le monde s’en foutait. Ici, pour quelques jours, le Tout-Monde de Glissant faisait ses gammes et personne, même sérieusement bu ne m’aurait fait l’affront de fredonner, comme, hélas encore souvent, sur le continent où les crétins en sont restés au nègre Banania:

À la Martinique.
Nique nique
C’est ça qu’est chouette
C’est ça qu’est bon
Pas besoin de pantalon
Il suffit d’un tout petit caleçon

©José Le Moigne
Chemin de la mangrove II

boule

 Viré monté