Potomitan

Site de promotion des cultures et des langues créoles
Annou voyé kreyòl douvan douvan

Le blues du Mississippi à la Seine

José Le Moigne

Photo Christine Simonis-Le Moigne

Emportez-moi dans une caravelle
Dans une vieille et douce caravelle
Dans l’étrave, ou si l’on veut, dans l’écume
Et perdez-moi, au loin, au loin

Henri Michaux

Existait-il dans le mitan des années 50, alors que j’accédais aux joies de la lecture, un auteur français capable d’embarquer les enfants sur son aile? Mis à part le Petit Prince qui pour moi n’est pas un livre, mais quelque chose qui touche au divin, comme une symphonie de Mozart où un poème de Verlaine, à part Le grand Meaulnes et Raboliot que je ne découvrirais qu’un peu plus tard, je ne vois pas.

Moi, mon entrée dans la fraternité des livres s’est faite par le Grand Nord, pas encore par Jack London, ou Louis Hémon, mais par le long voyage de rennes de Roy Evans Allen, par la Suède avec Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers La Suède de Selma Lagerlöf et par le Mississippi avec Les aventures de Tom Sawyer de Mark Twain qui reste encore mon préféré.

Ceci dit, quel rapport pouvait-il bien avoir entre un gosse des bayous et un petit breton métis? Aucun, si ce n’était, que je me vivais comme Tom comme un garçon à part et que je partageais en esprit son goût pour le vagabondage et la divagation, même s’il faut bien s’entendre sur ce sujet. Tom est un garçon ambitieux, vaniteux, tout à la fois conformiste et courageux, mais, dans la lecture que j’en faisais, qui n’avait absolument rien de la lecture moderne que je suis à même de faire aujourd’hui, où il apparaîtrait comme terriblement égoïste et même un peu raciste, il était absolument libre tandis que l’enfant contraint que j’étais en était réduit à grappiller, péniblement, quelques instants de liberté. Aussi, je n’avais guère besoin de faire un gros effort d’imagination pour me voir avec lui ainsi qu’avec et son pote Huckleberry Finn, le chapeau de paille enfoncé jusqu’aux yeux, pêchant des écrevisses au bord du fleuve Mississippi, si abondantes qu’il suffisait d’immerger un chiffon rouge au bout d’une canne de roseau pour les sortir par dizaines avant de les jeter dans un énorme mouchoir que l’on nouerait plus tard pour les transporter.

Tout était si calme, si mélancolique, si majestueux. Je n’avais qu’à cligner des yeux dans la lumière réfractée par le fleuve pour voir passer, silhouettes magiques qui paraissaient surgirent de nulle part, les grands bateaux à aubes glissant sur le delta au milieu des alligators dérangés dans leur sieste. Me suis-je identifié à Jim, l’esclave en fuite dans le Deep South? Sans doute un peu, le contraire serait surprenant, mais, à dix ans, il est plus que probable que je me suis d’abord attaché à l’histoire. J’affirme cependant que l’atmosphère sonore du roman, du floc-floc des grenouilles sur les rives du fleuve aux étranges mélopées qui s’échappaient la nuit des cabanes alentour a marqué à jamais ma sensibilité et j’ose dire que mon amour du blues provient un peu de là, ce blues qui me permet de passer, sans artifice ni transition, des bords du Mississippi à ceux de la Seine à Rouen, de Mark Twain à Mongo Beti. Cette intrusion des livres dans la vie, comme cela, sans prévenir, n’est-ce pas cela aussi que l’on appelle l’errance? Poétique s’entend.

Ce jour-là, Mongo m’entretenait de son désir de ne pas se satisfaire de bénéficier béatement de sa retraite en France, mais de retourner au Cameroun. Il savait ce qu’il risquait. Jadis ses engagements politiques et sociaux l’avaient fait condamner à mort, mais on avait besoin de lui et il n’était pas homme à fuir. De ses fenêtres ouvertes sur l’automne le fleuve paraissait rajeuni et je me souviens de chacun de ses mots prononcés sur un ton dont la véhémence étonnait dans la bouche de l’agrégé de lettres et du grand écrivain qu’il était.

— Julien, me dit-il, vous savez, c’est la révolution là-bas! Une révolution comme je les aime pacifiques et déterminées. Sanglantes quelques fois, mais, mais le plus souvent bon enfant, joyeuses, heureuses et unanimes. Que ces messieurs m’accordent un visa et j’y retourne dès juillet! Je ne veux pas manquer cela. Le despote n’a qu’à bien se tenir. Avoir son peuple contre soi, c’est avoir son avenir derrière soi. On est foutu en somme! 

Je m’en voudrais d’avoir l’air de ressortir à propos de mon ami Mongo les clichés éculés sur L’Afrique, la sagesse et le sens prémonitoire du griot. Mongo, savait d’où il venait.  Oui, pour moi, en quête permanente d’identité, j’avais conscience d’entendre la parole d’un sage, mais elle n’avait rien de désincarné. Un homme capable de mettre sa vie dans la balance pour la défense de ses choix, on peut parler d’altruisme, d’héroïsme, d’abnégation, de tout ce que vous voudrez, cela rend toute tentative d’explication oiseuse et superfétatoire. 

Je vais vous dire. S’il y avait de l’ironie dans l’éloge de la France dans laquelle se lança Mongo, je fus bien incapable de la décrypter. Mongo ne portait pas de haine en lui, mais il était lucide et il ne se gênait pas pour affirmer que les malheurs de l’Afrique d’aujourd’hui provenaient pour sa part la plus large de son exploitation éhontée par les blancs et même de la saignée épouvantable de la traite. C’était sa manière de relier sans prosélytisme l’Antillais que j’étais à l’Afrique et je lui en savais gré.

— J’aime beaucoup vos poèmes, poursuivit-il à brûle-pourpoint. Ce vers: Le ressac inévitable, le silence des morts, est pour moi de toute beauté. Ne vous défendez pas, vous entrez là dans la thématique typiquement nègre du blues. Vous savez, je n’en finis pas de m’émerveiller que nous soyons toujours là, nous, les noirs. À notre place, combien se seraient dissous dans la nasse du temps! 

J’étais bouleversé. Impossible d’en dire plus. Il est des émotions qu’on ne peut faire passer par la herse des mots.

©José Le Moigne
Chemin de la mangrove II

boule

 Viré monté