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Comsbot

José Le Moigne

Chaque matin depuis bien des années, Marie-Jeanne Comsbot se réveillait de fort méchante humeur. Toujours vêtue de sa chemise de nuit, elle se précipitait dans sa cuisine, pestait contre le feu qui refusait de prendre, claquait la porte grillagée de son garde-manger, puis, refaisait, avec la même frénésie, le chemin à l’envers.

De retour dans la chambre, elle enfilait l’un par-dessus l’autre ses habits de la veille, triturait rageusement les basques de sa blouse puis lançait, en direction de son époux, secoué par la toux, un regard méprisant.

Comsbot disait qu’il faisait la momie, C’est-à-dire qu’il s’enroulait dans ses draps imprégnés de sueur nocturne et faisait le mort, ce qu’il était déjà plus qu’à moitié. Il était épuisé. Ses nuits, il les passait à grelotter, à transpirer à chasser les fantômes. Aussi, maintenant qu’il était réveillé, la seule chose qu’il attendait, comme une terre assoiffée peut attendre la pluie, c’était que Marie-Jeanne fiche le camp et le laisse enfin seul avec sa maladie et la vague illusion d’être libre. En général, cela ne tardait pas. Marie-Jeanne enfilait son manteau, chaussait ses bottillons, couvrait jetant à la ronde un coup d’œil bravache. Où allait-elle ainsi? C’était le genre de questions qui ne chatouillait pas la pensée de Comsbot. Il s’extirpait péniblement de sa couche poisseuse et, flottant dans son pyjama aux larges rayures verticales, on aurait dit un déporté revenu depuis peu. Par l’ouverture béante de son pantalon, son sexe gris pendait.

Je ne jouais ni les voyeurs ni les espions. Simplement, notre baraque n’étant distantes que d’à peine deux mètres de celles des Comsbot, nos fenêtres n’ayant pas de volets, jour après jour, à l’heure où je me réveillais aussi, j’assistais malgré moi à ce spectacle lamentable. C’était, partout, ainsi, dans notre quartier ouvert aux quatre vents de la promiscuité. Si on n’y prenait garde, chacun vivait un peu chez l’autre. Man Anna ne le supportait plus. Cet hiver-là, profitant d’un bref passage de Rachel, elle s’était procuré une belle pièce de reps dont-elle avait aussitôt équipé nos croisées. Depuis, le soir, quand elle manœuvrait les tentures, elle ne pouvait s’empêcher de lancer d’une voix vengeresse:

— Chacun chez soi!

La vérité est que sans la vigoureuse éducation reçue de Man Gabou, rien n’aurait pu la retenir d’agir. Lorsqu’elle voyait Comsbot promener son squelette sous les yeux des enfants qui partaient pour l’école, elle lui serait volontiers tombé dessus.

Qui aurait pu lui en vouloir? C’était un temps où la tuberculose vous tombait sur le râble avec la même sauvagerie que les grandes pestes d’autrefois. Le moindre courant d’air était porteur de miasmes. L’on pouvait bien prier aux fontaines sacrées, invoquer la légion des dieux vaudous, user ses genoux devant les églises de Bretagne ou de Rome, rien n’y faisait. C’était peine perdue. Plus on cherchait à la conjurer et plus elle frappait juste.

Comsbot n’ignorait rien des transes que son approche déclenchait. Dès qu’elles l’apercevaient, de jour en jour plus décharné, nos mamans avaient la chair de poule. En souffrait-il? Souhaitait-il s’effacer à jamais des regards angoissés? Qui sait. Cependant, si déchu, si déshumanisé qu’il fut, il aimait trop la vie pour accepter de l’achever au fond d’un hôpital. Alors, exaspéré, il se cabrait dans un rictus de colère. Qu’avaient donc ces femelles à désirer sa mise en croix dès qu’il sortait de sa cambuse! De quoi avaient-elles peur? Qu’elles les gardent leurs mioches! Qu’est-ce qu’elles croyaient? Il ne voulait pas flairer leurs culs crasseux mais s’arracher, le plus rapidement possible, aux lamentos, aux jérémiades, aux anathèmes de Marie-Jeanne.

Il aurait pu tout aussi bien exprimer ses griefs à voix haute. Cela n’aurait rien changé à l’attitude de Man Anna. Pourtant, personne n’aurait osé prétendre qu’elle n’était pas généreuse. J’ai raconté plus haut la tragi-comédie de mon seul jour à la maternelle, l’épisode du chien, la fourberie de Léostic. Man Anna n’avait rien oublié et j’affirme qu’elle ne pardonnait rien. Pourtant, on ne comptait plus les gamins qu’elle avait préparés bénévolement au certificat d’études, si bien, que beaucoup, entrés grâce à elle en apprentissage, lui devait en large proportion leur avenir, ce que, d’ailleurs, ils s’empressaient d’oublier dès qu’ils avaient le pied à l’étrier. Mais elle focalisait toutes ses frustrations sur la personne de Comsbot. Le brutal rejet de sa belle-famille, c’était Comsbot. Ces pauvres types qui la sifflaient, qui l’accostaient la bave aux lèvres, qui l’appelaient Blanchette, qui lui disaient, d’une voix salace accompagnée de gestes déplacés, qu’ils ne s’étaient jamais fait une négresse et que cela devait être bon, c’était encore Comsbot. Surtout, pour elle, Comsbot c’était le virage alcoolique de Lanning. Comsbot, sans oublier sa jeunesse pulvérisée par le rythme ininterrompu de ses grossesses.

Pour elle, le pire, c’était de sortir de chez elle et de tomber sur le misérable, crachant, toussant, soufflant, transpirant, raclant la gorge avec des bruits de forge. Il n’en fallait pas plus, pour qu’elle l’envoie rejoindre au purgatoire des exclus Luigi le Calabrais.

©José Le Moigne
Chemin de la mangrove
L’Harmattan 1999

boule

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