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Monsieur Tréguer

José Le Moigne

Je m’en voudrais cependant de laisser croire que mes années d’école ne furent qu’un corridor sombre ne me laissant, à la sortie, qu’un cœur aigri et revanchard. Toujours, alors que je croyais sombrer, il y avait une main pour se tendre et me tenir la tête hors de l’eau. J’ai parlé de Madame Haristarque, maintenant, c’est un parfait inconnu, un jeune pion chargé de surveiller la salle d’examen où nous passions le concours des bourses, que je voudrais saluer. Pour des raisons sans doute simples, mais que je n’ai jamais voulu explorer jusqu’au bout, j’étais assez moyen en orthographe. Or, les anciens s’en souviennent, en ce temps-là, cinq fautes c’étaient zéro et le zéro était éliminatoire. Une catastrophe pour ce qui me concerne, car l’élève pauvre que j’étais, sans bourse d’études, il était inutile de rêver de franchir un jour les portes du lycée. Je pense qu’il avait été dûment chapitré par certains maîtres, Monsieur Tréguer au premier rang, qui me croyaient un potentiel, mais, tout de même, c’était un sacré risque que de s’approcher de mon pupitre, de subtiliser mon buvard puis de le reposer, après une poignée de secondes, avec inscrit, d’une écriture ferme que je revois encore, deux participes conjugués. Voilà pourquoi, même si je n’ai jamais su qui il était, je dois beaucoup, peut-être la meilleure part de ce que je suis devenu, à cette ombre disparue aussitôt dans la brume du temps.

Je n’ai pas étudié le latin. Le grec non plus. Cela me manque, mais qu’y puis-je? Cela ne m’empêche pas de lire, même par le truchement des traductions. Tout cela pour dire que, lorsque je sors de ma bibliothèque les Lettres à Lucilius et que je vois le portrait de Sénèque sur la couverture, la barbe en moins, c’est Monsieur Tréguer, ses cheveux drus et grisonnants que je vois. Comme le grand philosophe, il avait les cheveux drus et grisonnants, le visage émacié, le regard acéré et sa blouse, relâchée sur le torse et son visage émacié, son regard acéré que je vois, y compris sa blouse grise drapée comme une toge. Je pense même qu’il aurait pu, par simple réminiscence, s’attribuer la phrase célèbre de celui qui fut acculé au suicide par Néron: «Ce n'est pas parce que les choses nous paraissent difficiles que nous n'osons pas, c’est parce que nous n'osons pas qu'elles nous paraissent difficiles». En effet, même, comme c’était la règle, chaque matin, Monsieur Tréguer affichait une maxime au tableau, la morale qu’il nous enseignait, fondée sur l’expérience, était trop exigeante pour simplement s’arrêter là. Quant à moi, il me suffisait de le voir rajuster ses lunettes sous la lumière trop blanche du néon et de l’écouter, tranquille et rassurant, pour avoir envie d’emprunter le chemin escarpé, que, l’air de ne pas y toucher, il nous offrait de suivre.

L’école de Traon-Quizac, préfabriqué de deux étages montés de bric et de broc, avait tout du puzzle. C’était l’année du cours moyen n°2. La classe de Monsieur Tréguer se trouvait au deuxième niveau.

Chaque matin, après que nous avions monté l’escalier dans un dernier brouhaha, nous nous alignions en silence devant la porte de la classe en attendant que le maître nous libère en claquant dans ses mains. Je ne me rangeais jamais sans avoir mesuré par les fenêtres du corridor l’avancée de la ville nouvelle. Immeuble après immeuble, en suivant un plan d’une géométrie tout américaine, elle se substituait, dans un charivari de grues et d’engins monstrueux, à la ville provisoire, bâtie en urgence sur les ruines, où nous avions grandi. Cela allait très vite et, nombre de nos camarades, ceux dont les parents avaient pignon sur rue, fissurant l’égalité parfaite du début, étaient déjà partis. Nous, les modestes, le savions bien. Encore quelques années et nos familles, contraintes de rester là, se trouveraient en marge de la cité moderne, Brest la blanche qui nous faisait rêver, mais qui, de fait, nous excluait déjà.

Ce matin-là, au lieu de lécher comme à mon habitude les fenêtres, je m’étais appuyé, déchiré par de terribles crampes d’estomac, au mur de la classe. Je ne désirai rien autant que de passer inaperçu, mais ce fut impossible. L’orgueil étant une chose et la nature une autre, je m’affalais à côté de Ti-Jean et je dégobillais.

Beaucoup, dégoûtés, non s’en m’avoir auparavant copieusement engueulé, m’auraient montré le cagibi des produits d’entretien. Pas Monsieur Tréguer. En deux mots sèchement prononcé, il fit taire certains de mes camarades qui, faussement écœurés, coassaient en se pinçant le nez. Il me prit gentiment par l’épaules et s’en alla quérir dans le placard un seau et une serpillière avant d’ouvrir la fenêtre et de commencer à nettoyer.

— Tu sais que je devrais te renvoyer chez toi, dit-il en me suivant jusqu’à ma place.

Il savait d’où venait mon indisposition, mais comme il n’était pas de ceux qui vous mette au supplice par des questions embarrassantes, jusqu’à la récréation, il ne s’occupa plus de moi.

Lorsque celle-ci sonna, il me fit signe de rester à ma place. Après s’être assuré que tout le monde était en bas, de son pas souple qu’accentuaient ses semelles de crêpe, il vint s’asseoir à mon côté. Quand il fut installé, les fesses en équilibre sur le dossier du banc et les pieds calés sur le bord du pupitre, il me lança d’un ton bourru et paternel.

— Petit, comment penses-tu tenir le coup si tu ne manges pas? Mes garçons sont un peu plus âgés que toi, mais pas beaucoup. Il se trouve, qu’aujourd’hui, ni l’un ni l’autre n’ont cours. Alors, voilà ce que je te propose. Je t’amène à midi et ils seront heureux de faire ta connaissance. Ne t’inquiètes pas pour ta maman, je vais la faire prévenir.

En effet, dès son retour en classe, il appela Ti-jean.

— Autret, quand chez toi, tu passes bien par chez Julien?

— Oui, Monsieur.

— Eh bien, tu diras à sa mère que je le garde ce midi. Ne te crois pas obligé d’ajouter qu’il a été malade.

À midi, il pendit comme après chaque classe sa blouse à la patère, vérifia que ses lacets n’étaient pas dénoués en posant ses pieds l’un après l’autre sur sa chaise de bureau.

— Allons, suis-moi, lâcha-t-il bien conscient de ma gêne, personne ne songe à te manger.

Les Tréguer habitaient en face de l’école des filles où madame exerçait le même métier que son mari. Comme si les choses allaient de soi, elle ne posa pas de question et m’accueillit avec chaleur.

— Soit le bienvenu, Julien, dit-elle en me débarrassant de ma veste. J’espère que tu travailles aussi bien que tes sœurs!

Elle me demanda de la suivre dans la cuisine et de l’aider à mettre le couvert. Dans ma mythologie d’enfant, je pensais, qu’une fois sortis de l’école, les instituteurs vivaient dans une sorte de paradis intermédiaire. Rien de cela ici. Les meubles étaient, certes, un peu plus douillets, la peinture plus fraîche, les tentures aux fenêtres plus joyeuses, mais c’était tout. Comme tout le monde ici, Les Tréguer habitaient une baraque répondant planche par planche au standard du quartier.

A table, aussi, les habitudes étaient les mêmes. On tendait son assiette et Maman vous l’emplissait. Puisque c’était la même chose que chez nous, je devinais que d’ordinaire Madame Tréguer servait son mari en premier. Cependant, aujourd’hui, puisque j’étais leur invité, elle s’obligea à bousculer la hiérarchie pour moi. Je fus sensible à l’intention, mais, pour dire la vérité, même si le steak était à point et les frites croustillantes et que la famille se mit en quatre pour me faire oublier ma gêne et ma timidité, elle renforça ma confusion.

Monsieur Tréguer n’eut pas le mauvais goût de me demander si j’avais bien mangé. Aussitôt le repas terminé, il demanda à ses garçons de me montrer leur chambre. «Surtout n’attend pas que je t’invite, tu viens comme tu veux». Telle fut la seule allusion que, discrètement, il se permit tandis que, l’instant plus tard, côte à côte, nous avalions les quelques mètres qui séparaient son domicile de l’école des garçons.

L’invite était franche et sincère. Elle me toucha vraiment. Pourtant, malgré mon infinie reconnaissance, je ne revins jamais.

Aussi délicate qu’elle soit, la charité blesse toujours.

©José Le Moigne
Chemin de la mangrove
L’Harmattan 1999

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