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Le bon ouvrier

José Le Moigne

 

Cela ne cesserait donc jamais, les abandons. Pour cette rentrée, un jeune maître avait été nommé pour dédoubler la classe de Madame Haristarque. Le bruit en avait couru dès la fin de l’année précédente, mais j’avais tout misé sur Madame Haristarque. Aucun doute n’était permis. Avec son expérience, elle allait prendre le Cour Élémentaire laissant à son jeune collègue, débutant dans la profession, les petits du Cours Préparatoire. Sauf que la logique des enfants est rarement celle des adultes. Patatras. Soit que Madame Haristarque en ait elle-même décidé, soit les instances supérieures aient estimé, suivant en cela des principes très courants pour ne pas dire constants à l’époque, considéraient qu’il fallait, substitut maternel en quelque sorte, attribuer aux femmes les plus jeunes enfants, ma douce institutrice resta avec les plus petits. Ce fut pour moi un véritable arrachement. Un de plus dans ma jeune vie. Pourtant, le maître ne devait pas être si mauvais puisque très vite, après les rudiments de l’année préparatoire, outre les autres nouveaux apprentissages, avec l’écriture, je sus très vite maîtriser la lecture qui, dès lors, devait me libérer des lourdes contraintes qui, déjà, pesaient sur mes épaules. Outre le respect que je ne lui ménageais jamais, cela aurait dû suffit pour lui vouer et mon admiration, et ma reconnaissance, mais, hélas, il n’en fut rien, au point qu’il ne me reste de lui ni un nom, ni une silhouette.

La seconde année de primaire marquait la véritable entrée dans le cycle de compétitions qui allait nous tenir une dizaine d’années. Après la mise en condition du cours préparatoire, maintenant, tour à tour, il nous fallait affronter une succession d’étapes ayant pour nom Certificat d’études, Examen des bourses, Entrée en sixième avec pour perspectives, plus tard, et pour les plus doués ou les plus chanceux c’est selon, la première et la seconde partie du baccalauréat. A chaque échelon de la course, il y avait un instituteur. J’attendais de brillants officiers de hussards, capables, dans une charge haletante et brillante de tout emporter à la pointe du sabre et je n’avais que des sous-officiers de casernement plus aptes à mécaniser les cerveaux qu’à insuffler le goût de l’aventure. Bien entendu, je n’en dis jamais rien à Man Anna qui m’aurait prestement rabattu le caquet, mais, année après année, à de notables exceptions, je ne leur trouvais arrogants, fats, d’une bêtise peu en rapport avec leurs prétentions. Passe encore pour Grimbert. Lui, au moins, avec ses bottes fauves et ses culottes de cheval, sa façon provocante de porter haut le front, ne manquait pas d’allure. Nos parents, pour des raisons qui passaient largement au-dessus de nos têtes, le surnommaient le Boche et ne nous confiaient à lui que parce qu’ils ne pouvaient pas faire autrement. A leur décharge, la guerre était encore très proche et l’époque, bien qu’il fallût nécessairement se serrer les épaules, manquait encore d’aménité et de tendresse. On épurait par la rumeur. Après Monsieur Luigi, c’était au tour de Grimbert. Aussi, un lundi au matin, quand la tête fracassée sur un trottoir du centre-ville, bien que rien de semblable ne fût entré dans les annales depuis la fermeture du bagne un siècle auparavant, personne ne s’étonna. Grimbert payait l’obscurité de son passé et son présent énigmatique.

Voilà qui ne risquait pas d’arriver à Monsieur Scouarnec qui se voulait à ce point respectable qu’à force de le voir arpenter, sérieux comme un notaire balzacien, le préau et la cour, l’on finissait par oublier son visage chafouin, ses cheveux plantés bas et ses mains d’écorcheur, pour ne plus voir que ses vestes de tweed, ses cravates de soie et ses moustaches de notable.

Au début, nous le crûmes sincère. Après tout, qu’il nous serrât de près, pouvait, dans notre monde simpliste, passer pour une marque d’attention. Mais il ne nous fallut pas des semaines, surtout passées à éviter les punitions, pour nous faire comprendre que son apothème favori, qui aime bien, châtie bien, n’était qu’un voile posé sur le plaisir malsain qu’il prenait à manier la férule. Une leçon mâchonnée, une table de multiplication plus ânonnée que sue, et c’était aussitôt la trique ou la calotte. Quant aux fautes de français, elles le plongeaient dans un état frisant l’apoplexie. La rage aux lèvres, il venait droit à vous, vous saisissait par les cheveux, vous tirait par l’oreille jusqu’à l’estrade, puis vous forçait à vous agenouille sur la tranche la règle qu’il avait déposée sur le sol, buste droit, tête haute, regard figé droit devant, avec l’interdiction de bouger ne fut-ce qu’un seul doigt. De pénible, la punition virait vite au martyre au point, que le renard empaillé de l’étagère qui, depuis Dieu sait combien de générations d’élèves abritait des toiles d’araignée dans ses mâchoires jaunes, nous paraissait connaître un sort bien plus enviable que le nôtre.

Scouarnec eût emporté sans contexte la palme des génies malfaisants de mon enfance si, dès l’année suivante, l’affreux Jézéquel n’était venu le pousser sans appel sur la touche.

Ce n’est pas Jézéquel qui se serait risqué à frapper ses élèves ou à hausser le ton. Lui possédait une arme ô combien plus redoutable, le verbe qu’il maniait avec maestria. À la moindre incartade, il vous fixait droit dans les yeux puis lâchait, d’un ton qu’il le plus neutre qui soit, une phrase assassine dont il tenait, nous en étions persuadés, le répertoire à jour.

Jamais je n’oublierai l’air gaillard et jouisseur avec lequel, ce matin-là, il entra dans la classe. Nous le connaissions si bien que nous sûmes, à l’instant où il nous fit asseoir, qu’il nous fallait nous attendre au pire.

— Prenez vos compas! dit-il en posant sa serviette sur son bureau dans un geste qui fit voler des nuages de craie. Nous nous lançons aujourd’hui dans l’étude du cercle.

On se serait cru sur un terrain de manœuvres. Les plumiers claquèrent comme autant de culasses et les compas, comme des baïonnettes, sortirent du fourreau.

Enfin, presque tous, car pour ce qui en était du mien …

J’aurais voulu m’enfoncer sous le pupitre, ne plus être visible de personne et surtout de l’affreux Jézequel, mais lui, pendant ce temps, avait quitté l’estrade et, subrepticement, avait fait le tour de la classe pour se poser, comme un oiseau de proie, à l’aplomb de mon dos.

— Et ton compas, jeune homme?

— Je l’ai oublié, Monsieur.

— Tu l’as oublié!

— Oui, Monsieur.

— Eh, bien, apprends cela mon jeune ami. Un bon ouvrier ne va pas au travail sans outil!

C’était carré, net et définitif. Le traître, pourtant, n’ignorait rien de ma situation. Tout instituteur et laïc qu’il fut, il ne valait pas plus cher que Léostic, foutu curé à qui je devais m’affronter quelques années plus tard. Lui, non plus, n’ignorait rien de la situation de ma famille. Il aurait pu, non passer l’éponge parce que je n’étais coupable de rien, mais simplement, d’autres l’ont fait dont j’aurais à parler, me voyant là, tassé sur mon banc, honteux, confus et misérable, faire semblant de rien et me passer, discrètement, en prenant garde de ne pas m’humilier, un des nombreux instruments au rebut qu’il gardait dans une boîte en haut de l’armoire vitrée. C’est vrai, il aurait pu, mais, esclave de sa morale de petit ouvrier du savoir, seul le ronron de sa maxime qu’il prétendait être édifiante lui importait et son seul désir était de me l’enfoncer de force dans la gorge.

©José Le Moigne
Chemin de la mangrove
L’Harmattan 1999

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