Potomitan

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Annou voyé kreyòl douvan douvan

Rachel

José Le Moigne

Il ne neigeait jamais dans ce pays, ou alors si peu que cela ne vaut guère la peine d’en parler. La Saint-Michel passait en laissant derrière elle une grosse quinzaine de beau temps; puis c’étaient les premières gelées. Elles se posaient comme par inadvertance sur les herbes jaunies couvrant les dernières marguerites, les branches d’églantiers ployant sous le fardeau rouge des baies, les feuilles de roncier tavelées par la rouille, d’une fine dentelle que le vent caressait. Maintenant, pour accéder aux dernières mûres gorgées de soleil et de pluie, il fallait faire face aux épeires diadèmes. Elles étaient là le corps lourd et les pattes immobiles, attendant patiemment, au centre de leur toile, qu’une mouche s’égare. On ne savait quel secret elles gardaient, mais, çà et là sur les festons de soie où perlait la rosée, les restes éparpillés des insectes piégés ne laissaient aucun doute sur leur quête sournoise.

Je partageais tous ces petits bonheurs avec Ti-Jean Autret, l’ami fidèle de mes jeunes années, ce même garçon qui, lors de mon unique journée d’école maternelle, en s’écartant légèrement du cercle hostile m’avait permis de m’échapper. Un an plus tard, nos retrouvailles s’étaient faites sans pathos. Il n’y eut jamais rien de cela entre nous. Quelques mots prestement échangés à la récréation avaient suffi à tisser une amitié dont les fils, malgré les aléas de la vie, ne se rompirent jamais.

Bas du cul, la tête énorme couverte d’une herse épaisse de cheveux blonds, doté d’un profil sec d’athlète naturel, exerçant sur la classe un pouvoir d’autant plus despotique qu’il n’était pas revendiqué, Jean Autret était un taurillon qui ignorait sa force.

Sans doute, influencé par les récits du maître qui magnifiait à en perdre la voix notre héros breton, j’avais fini, au fil des mois, par voire en lui l’incarnation de Bertrand du Guesclin.

Je l’avoue sans pudeur, j’aimais Ti-Jean. Pour autant, jamais je ne fus son vassal, son homme lige, ou quelque chose d’approchant; mais lui à mes côtés, toutes mes peurs latentes s’évanouissaient comme par miracle et, sans même rendre compte, j’accédais, dans notre petit monde aux hiérarchies mouvantes, au cercle étroit des dominants. A l’heure du foot, je ne dépendais plus seulement du bon vouloir de celui qui avait apporté le ballon, comme Ti-Jean, j’avais toujours ma place réservée et, lorsque s’organisaient les joutes, j’étais par avance désigné capitaine de guerre. Naturellement, cela me semble aller de soi, j’en fus tout d’abord grisé. Très vite cependant, en remarquant à quel point mon ami se fichait de ces colifichets, j’alignais mon attitude sur la sienne. A présent, si un combat venait à s’arranger, Ti-Jean me prenait par l’épaule et m’entraînait sous le préau. Alors, entre nous, débutaient des palabres que seul le sifflet du maître, marquant la fin de la récréation, était capable d’interrompre.

Chaque année, la Saint-Michel voyait aussi le retour de Rachel. La veille de la foire, elle débarquait dans un grand tourbillon de paroles et de parfum d’épices. Comme si elle se trouvait encore dans son village de Martinique où les portes n’étaient jamais fermées, elle franchissait le seuil sans se donner la peine de frapper et promenait sur nous son œil unique de chabine — l’autre, en verre, avait été crevé dans je ne sais quelle circonstance— en claironnant de sa voix de stentor:

— Bon dieu Seigneur! Comme ces enfants ont grandi!

Rachel était une Antillaise de plein vent.

Aussi petit et blanc que son épouse était noire et tonitruante, Émilien attendait sur le pas de la porte. Dès qu’il jugeait la tornade passée, avec l’aisance un peu canaille d’un Parisien de souche, il entrait à son tour, embrassait Man Anna, posait sur nos joues une bise légère, attirait jusqu’à lui le premier siège venu, extrayait un bouquin plus ou moins défraîchi de l’une ou l’autre de ses poches, puis, sans plus tenir compte de rien ni de personne, plongeait dans un bain de lecture d’où il ne sortait plus.

Rachel n’avait pas attendu pour s’emparer des lieux. Elle avait extirpé de son vaste cabas une bouteille de rhum, un bocal de surettes, une gousse de vanille, et réclamait des verres. Man Anna profitait de ce moment de relative accalmie pour ordonner, avec un sourire complice qui ne nous échappait pas:

— Allons, les enfants, dépêchez-vous d’aller dans votre chambre.

Le lendemain matin, Rachel, parée comme une mulâtresse de Saint-Pierre, posait sur les glacis sa boutique d’épices. Le même jour, au début de l’après-midi, Man Anna nous habillait de frais, nous faisait défiler devant-elle, puis, d’un simple geste de la tête, donnait le signal du départ. Main dans la main dans une guirlande fraternelle, nous prenions avec elle le chemin de la foire.

Lorsque je pense à ces journées si proches encore qu’il me semble pouvoir les tenir dans le creux de ma main, mon souvenir se charge de l’odeur de cuir neuf des cartables; de celle des galoches jetées à même les tréteaux, du boniment des camelots vantant à s’en rompre la gorge une foule de produits à l’utilité souvent très relative; des chaudes exhalaisons de la barbe-à-papa et des marrons grillés; des parfums plus complexes du cidre, des crêpes et des pommes d’amour.

Place de la Liberté, Man Anna entraînait sa tribu dans un premier tour de foire. Comme la plupart des ménagères, ce qui l’attirait, avant les étals forains, c’étaient les devantures des boutiques du nouveau centre commercial qui, en attendant que la ville soit enfin rebâtie, donnaient un air plus engageant aux longues barres modulaires des baraques de bois et de fibrociment. Pour moi tout était neuf et, de Radio Ouest à la chapellerie Yves, sans oublier la librairie de la Cité, je ne savais jamais où poser mon regard. Man Anna s’arrêtait longuement devant les Dames de France. Elle ne semblait pas dépaysée. Bien qu’il soit tout aussi provisoire que les autres, ce magasin, vaguement parisien, lui rappelait, elle ne me l’avoua que bien plus tard, le Sans Pareil, cette boutique de mode au centre de Fort-de-France où, même au plus fort des restrictions, les élégantes et les beautés créoles se donnaient rendez-vous.

Au bout d’un moment qui me semblait long comme l’éternité, elle s’ébrouait, puis sa marmaille toujours suspendue à ses jupes, elle fonçait vers le centre de la place où Rachel, le front tout en sueur sous son madras dont les pointes dressées indiquaient qu’elle n’était pas de celles qui s’en laissent compter, avait lancé depuis longtemps sa machine à parler:

— Piment-zouezo …. Piment-lampion … Bois d’Inde … Cannelle …Allons Chérie! Si tu veux conserver ton mari, achète mes épices …

Près d’elle, Émilien, douillettement installé sur un siège de toile, ne sortait de son livre que pour rendre, avec l’air détaché d’un vieux sage chinois, la monnaie aux badauds assommés par le bagout de son épouse.

Autour d’eux le cercle ne se rompait jamais.

En ce pays de vent où parler fort était la règle, Rachel était à son affaire.

— Anna, chère, qu’attends-tu? Ne reste donc pas plantée là! Dépêche-toi d’approcher!

Man Anna hésitait. Cela la surprenait de voir, en ce pays de blancs, l’insolente chabine tenir le haut du pavé. Aussi, pour se donner une contenance, faisait-elle mine de vérifier qu’aucun de ses poussins ne s’était égaré.

— Julien, surveille bien tes frères et tes sœurs, me disait-elle, inquiète.

Émilien connaissait la musique. Il posait son bouquin à l’envers sur l’étal puis, un vague sourire au bec, prenait la place de Rachel. Cela ne lui posait pas de problème. Lui aussi connaissait le métier. Sans forcer sa nature, sachant pertinemment qu’il ne pouvait passer pour un béké, il prenait des allures de père blanc et vantait, avec un sérieux qui ne lui coûtait rien, les vertus médicamenteuses des épices créoles.

Rachel passait son bras sous celui de Man Anna et, à la queue leu-leu comme la famille Poucet, nous allions procéder aux achats de rentrée. À chaque présentoir, sous les yeux effarés de Man Anna, par pur plaisir autant que par principe, Rachel se livrait à un féroce marchandage auquel, toujours, ses confrères finissaient par céder.

— Mets-ça de côté pour moi! Je passerai plus tard, disait-elle, sitôt l’affaire conclue, avec dans la gorge le miel des vainqueurs.

Le soir, après la fermeture de la foire, Rachel revenait chez nous les bras chargés de victuailles. Elle ne s’attardait pas car, disait-elle, très tôt, le lendemain, il leur faudrait regagner Nantes. J’avais vaguement compris qu’elle tenait, là-bas, outre ses tournées des foires de Bretagne, une sorte de restaurant. La nuit, une fois le calme revenu, subrepticement, je me glissais dans l’appentis où Man Anna avait posé nos nouvelles affaires sur la table qui servait d’établi à Lanning. Sachant combien elle était pointilleuse sur le chapitre de l’électricité, je me déplaçais à tâtons et je n’allumais la baladeuse bricolée par Lanning qu’une fois la porte refermée. Alors, je chiffonnais un petit bout de blouse pour constater à quel point l’étoffe était douce et solide et, après en avoir suivi du gras de l’index les crampons des semelles, je humais le cuir des brodequins neufs, ceux, à haute tige, qui étaient faits pour durer, et je me demandais comment, Man Anna, qui tirait le diable par la queue d’un bout à l’autre de l’année, avait-elle fait pour nous m’offrir un trousseau si complet. Ce n’est que l’année suivante, en me souvenant des signes d’intelligence que Rachel, d’un air complice et malicieux, adressait aux vendeurs que je compris le fin mot de l’histoire. Bien sûr, la chabine était la clé de voûte du mystère. D’ailleurs, si j’en doutais encore, il me suffisait de me rappeler les frissons de tendresse dont elle ornait sa bouche pour s’exclamer, à chaque fois qu’elle parlait de nous à Man Anna:

— Ne me remercie pas, chère. Ces enfants sont pour moi comme du lait de coco!

©José Le Moigne
Chemin de la mangrove
L’Harmattan 1999

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