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Madame Haristarque

José Le Moigne

Colombie

Madame Haristarque était-elle belle? Je n’ai pas conservé la mémoire de son visage, mais je le crois. Par contre, je n’ai pas oublié le vert profond de son regard que j’associais très vite à son parfum léger. Madame Haristarque était une femme qui sentait bon. Dès que ma main, quittant la main de Man Anna alla se perdre dans la sienne, je fus amoureux d’elle et je crois bien l’être encore. Charmante et souriante, elle me conduisit à ma place et je m’assis sans oser respirer, avide de tout capturer d’elle et de saisir, à chaque instant, cette tendresse particulière que sa simple présence dispensait. Gardant obstinément les yeux braqués sur elle, je ne voulais rien partager.

Ah! Madame Haristarque, ma chère institutrice, m’avez-vous oublié? N’étais-je pour vous qu’un parmi les autres? Ou vous arrive-t-il, lorsque vous interrogez les limbes, de revoir le gamin fraîchement débarqué des tropiques, apeuré mais avide d’apprendre, que j’étais en cette année de cours préparatoire. Je n’imagine pas que vous ne puissiez plus être de ce monde, mais, oserais-je vous l’avouer, je ne puis croire que vos joues, que j’ai connues jadis si douces et parfumées, n’exhalent plus aujourd’hui que les relents rancis d’une mauvaise eau de Cologne et de vieux parchemin. Maintenant, que moi aussi, je commence à compter les années, j’aimerais que ces mots, montés du plus blessé de mon enfance, que je trace ce soir et vous adresse dans la froidure de l’hiver, puissent, poussés par le vent dur de la nuit, arriver jusqu’à vous et vous dirent, puisqu’en définitive la vie ne me l’aura jamais permis, mon infinie reconnaissance.

Je revois votre classe et ses trois divisions. À gauche, les grands du cours élémentaire s’échinent, langues tirées, sur leurs premiers devoirs. A droite, sagement alignés du côté des fenêtres, nous, les petits, entamons, dûment chapitrés par nos mamans, ce long périple du savoir dont aucun ne savait alors où il le conduirait. En avant de la classe, son pupitre coincé contre l’estrade, à peine plus vivant que la grande équerre jaune, la règle et le compas qui pendait au tableau, Gros Jean-Paul Quéré que l’angoisse de vivre ne tenailla jamais la formait à lui tout seul la troisième division. A bientôt quatorze ans, son seul titre de gloire était d’effectuer toute sa scolarité dans la même classe, assis au même banc, sans rien apprendre, pas même à chahuter.

Je n’ai jamais eu l’impression que Gros Jean-Paul était ce qu’il est coutumier d’appeler un simple. Il était tout aussi intelligent que le meilleur d’entre-nous, mais il était doté d’une force d’inertie que je ne comprenais pas et que je n’ai plus jamais rencontrée depuis. Jean-Paul représentait la paresse à l’état pur, et pour cela il fascinait.

Le 1er octobre de chaque année était le jour de son grand show. Ce jour-là, pour bien marquer son territoire face aux nouveaux, Gros Jean-Paul sortait de son hibernation pour esquisser une brève parade, puis, l’ordre, son ordre, étant clairement établi, il retombait dans sa torpeur.

Aujourd’hui, 1er octobre 1950, sa grande idée avait été, dès que nous fûmes installés à nos places pour toute l’année qui commençait, d’incliner son pupitre afin d’y faire rouler, dans le silence à peine troublé par quelques toux nerveuses, ses crayons de couleur. Conquis par leur bruit de caisse claire, Gros Jean-Paul ne s’était pas aperçu que son encrier avait épousé la gîte du pupitre et que l’encre, en un ruisseau violet, coulait sur ses genoux. D’autres en auraient fait un drame, mais Madame Haristarque, rompue depuis longtemps aux fantaisies de son Jean-Paul, prit les choses avec calme.

— Jean-Paul, dit-elle en souriant, toi qui connais si bien la classe, va dans l’armoire aux fournitures chercher de quoi réparer ta bêtise.

Surpris, malgré tout, de s’en sortir à si bon compte, Jean-Paul, tout en roulant des yeux énamourés vers la maîtresse, couru chercher un chiffon neuf et se mit au devoir d’éponger l’encre sur la table. Madame Haristarque songeât aussitôt à transformer l’essai.

— Jean-Paul, dit-elle en se penchant sur le dadais, c’est ta dernière année d’école. Je voudrais tant qu’elle te profite. Veux-tu que l’on essaye?

Gros Jean-Paul se garda de répondre et Madame Haristarque eut la sagesse de ne pas insister. Un pacte cependant venait d’être passé et tous deux savaient. Rien ne changea en apparence. La plupart du temps, la tête posée sur le gras de son bras, Gros Jean-Paul paraissait sommeiller. Madame Haristarque ne s’en formalisait pas. Elle laissait faire, mais, dès que le dadais consentait à sortir de ses limbes, elle ne le ratait pas. Alors, on voyait Gros Jean-Paul, soufflant et ahanant comme un perdu sur son abécédaire, tracer avec application sur son ardoise des lettres monstrueuses. Il ne fallait pas s’attendre à des miracles, il partait du néant. Pourtant, quand vint l’été, juillet et les vacances, Gros Jean-Paul, en savait presque assez pour aborder, avec des armes à présent un peu plus affûtées, le monde du travail qui désormais serait le sien.

Madame Haristarque pouvait être contente.

Livre à la main, Madame Haristarque circulait entre les travées dictant, en insistant sur la ponctuation et les syllabes, un texte qui devait être redoutable, tiré sans doute de Poil de carotte, des Lettres de mon moulin ou du Mas Théotime, car, langue tirée, les gamins de la grande division à qui il était destiné, biffaient, rebiffaient, avant de se risquer, comme s’ils voulaient se soulager d’un poids, à scribouiller d’un trait mot qui leur causait tant de tracas. À les voir si embarrassés, je me félicitais de ne pas avoir encore touché ces rives ardues du savoir et, d’appartenir, encore aux débutants qui dessinaient béatement pendant que les aînés trimaient.

— Veux-tu dessiner un bateau?

Tout à mon gribouillage, je n’avais pas entendu Madame Haristarque s’approcher. Ce n’est que lorsqu’elle posa sa main sur mon épaule que je pris conscience de sa présence. Madame Haristarque n’aimait pas imposer de sujet. Les enfants, disait-elle, avaient de ma magie en eux. Aussi préférait-elle les laisser s’exprimer librement dans ce que l’on n’appelait pas encore une matière d’éveil. Qu’elle dérogeât pour moi, outre la surprise, était une source incommensurable de fierté. Je me sentais son préféré.

Emporté par l’élan, je posais avant d’esquisser dans la fièvre les deux ponts étagés, les hautes cheminées bordées d’un liseré rouge et la coque en trapèze d’un paquebot glissant, comme une lame de couteau, sur des eaux émeraude. Sans interrompre le fil de ses allers-retours pour autant, Madame Haristarque suivait discrètement l’avancée de mon œuvre. Bientôt, elle posa de nouveau sa main sur mon épaule.

— Dis-moi, Julien, quel nom vas-tu donner à ton bateau?

— Le Colombie, Madame!

Un sourire d’une douceur infinie se posa sur ses lèvres Qu’avait-elle deviné de mes chagrins et de ma nostalgie? Tout? Rien? Que voulez-vous que ça me fasse? Elle était appuyée au pupitre, sa joue presque contre la mienne. J’avais six ans et, pour la première fois, la tendresse d’une femme autre que Man Anna m’était donnée dans une totale gratuité. Madame Haristarque s’empara de mon buvard et, délicatement, me monta, comment, avec la pointe, on pouvait estomper les ombres du dessin. J’étais aux anges tandis qu’elle ajoutait, avant de reprendre le cours de la dictée un instant suspendu:

— Maintenant, je te laisse achever.

Elle revint près de moi lorsque tinta le carillon de la récréation:

— Bravo Julien, c’est un très beau dessin, nous allons l’afficher, dit-elle d’une voix qui me laissa ababa.

Lanning avait traîné de bar en bar le samedi et une bonne partie du dimanche, mais aujourd’hui, quand il rentra, comme heureusement le plus souvent en début de semaine, il était dans son état normal. Il avait cependant les paupières rougies et sa peau sentait l’homme fatigué lorsqu’il m’attira près de lui pour m’interroger sur ma journée d’école. Bien entendu, je lui racontais l’épisode du dessin sans rien omettre de la gentillesse de Madame Haristarque. Je voulais, qu’à son tour il soit fier de moi et je pense y avoir réussi. Lanning se détendit. Sans doute, se sentait-il un peu moins coupable de ses récents excès.

— Veux-tu, me dit-il, que je te montre comment, avec seulement trois chiffres, on peut dessiner un Indien d’Amérique?

Il réclama du papier et un crayon puis, avec cet air de jeunesse qu’il avait quelquefois, après force formules cabalistiques, fit jaillir de la feuille un splendide Iroquois à qui il ne manquait ni les peintures de guerre ni le casque de plumes.

— À toi maintenant, dit-il en inscrivant les chiffres sur des petits papiers qu’il plia avec soin.

J’ouvris les papillotes et, sous l’œil hilare de Lanning, je fis naître à mon tour le profil plein de morgue d’un coureur de plaine.

Mon père rit de bon cœur en me frottant le crâne.

— Ne grandis pas trop vite petit bonhomme, dit-il en allumant une cigarette.

La flamme un peu trop haute du briquet fit danser dans ses yeux les ombres de la steppe.

©José Le Moigne
Chemin de la mangrove
L’Harmattan 1999

boule

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