Potomitan

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Annou voyé kreyòl douvan douvan

David

José Le Moigne

Sé an masonn niyaj a zyé a siklòn la. Nathalie MICHALON

Plateau Fofo, on attendait aussi. Depuis que Radio Caraïbes avait diffusé le message d'alerte, chez Marraine George, la télévision marchait en permanence. Bien que David ne fut encore qu'une tempête tropicale, le doute n'était plus permis, cette tempête, déjà la plus violente de celles qui se succédaient depuis deux mois sur la mer des Antilles, allait enfler comme une gorgone gigantesque et devenir cyclone. Fallait-il s’attendre à une attaque frontale ou bien, le monstre, poussé par un caprice ultime, allait-il infléchir sa course et frapper une des îles sœurs, la Guadeloupe, ou bien la Dominique? Personne n’en parlait, mais chacun y songeait. On a beau être solidaires, dans ces circonstances-là, on préfère toujours que la furie des éléments éclate chez le voisin.

L'alerte n°1 fut déclenchée aux alentours de minuit. Comme un fauve qui ramasse ses forces afin de mieux bondir, David avait fortement ralenti, ce qui, en vérité, n’était guère plus rassurant. En quelques mots, Marraine George, qui gardait en mémoire la longue série des cataclysmes qu’elle avait affrontés depuis le temps de son enfance, doucha les faux espoirs.

— Plus un cyclone est long à arriver, dit-elle en se tournant vers moi, et plus il risque d'être violent. Je crains fort que David ne soit plus fort que Daisy et plus encore que Dorothée; mais il n’y a aucune raison de perdre son sang-froid. Quand on a un abri solide au-dessus de sa tête, un cyclone, c'est juste de la pluie et du vent. La maison ne craint rien. Cette fois encore ce ne sera qu'un mauvais moment à passer.

Tante Renée ne répondit pas. Inutile de lui faire un dessin, elle savait ce qu’elle avait à faire. Elle ouvrit un tiroir du buffet en mahogani massif, héritage Man Gabou qui faisait leur fierté et en sortit des rouleaux de papier adhésif qu'elle se mit aussitôt au devoir de coller en diagonale sur les vitres.

— Renée n'oublie pas les jalousies…

Tante Renée sourit. Cinquante ans que cela durait. Marraine George parlait par habitude bien plus que par désir de commander. Elle fouilla dans le placard qui lui servait à ranger les balais et les brosses et posa sur la table des paquets de bougies, des boîtes d'allumettes avant de poser sur le sol tout un lot de cuvettes qu'elle allait, tout à l’heure, en prévision des coupures toujours possibles, remplir d’eau potable. Elle vérifia encore l'armoire à pharmacie puis, estimant que l'on était paré, elle déclara d'une voix guillerette:

— Ce Monsieur David peut maintenant venir!

Au matin, après toute une journée et toute une nuit à guetter l’arrivée du cyclone, l'attente était devenue lancinante. La télévision, entre deux bulletins météo qui, à mesure que les heures passaient, ressemblaient de plus en plus à une succession d’ordres du jour, diffusait des images des quartiers populaires de Fort-de- France où l'angoisse montait. Comme toutes les fois où le monstre pointait sa gueule malfaisante, les mal lotis de la ville, mesuraient, à l’instar de leurs frères des campagnes ou bien du littoral, la fragilité de leurs cases prêtes à tourner-virer au moindre coup de vent. Bien sûr, il se trouvait toujours un fier-à-bras pour déclarer: «Tout ça c'est des bêtises. Il n'y aura pas de cyclone», mais sa voix se perdait dans le silence qui gommait tout, dans l’entêtement que chacun mettait à compter ses réserves, à fixer ses persiennes avec des petits clous, ou, encore, à renforcer, acharnement tellement dérisoire en face du monstrueux déferlement qu’on attendait, sa toiture de tôle.

Rue Victor Hugo, c'était la panique complète. La Quincaillerie antillaise était prise d'assaut. Les automobiles étaient garées dans tous les sens et les gens sortaient du magasin des paquets plein les bras. Un homme s'énervait en cherchant à fixer, à grand renfort de sandows, des plaques de contreplaqué sur le toit de son véhicule. La scène était comique, mais on n’y portait pas davantage attention qu'aux automobilistes qui, klaxons en furie, s'invectivaient d'une voiture à l'autre.

Puis de nouveau ce fut la météo, la marche mortelle de David, les cartes de bataille.

Étonnement, moi l’insomniaque invétéré, cette nuit-là, je m'endormis très vite.

Je rêvais de mon père. Couché près de moi, Lanning s’agitait jusqu'à tire-bouchonner sous lui le drap de coton bleu. Pendant un temps qui me sembla très long, ses yeux sans expression errèrent dans la pièce livrée à la pénombre moite avant de se poser sur un poster défraîchi représentant trois cocotiers en face de la mer. Ses mains frémirent un court instant puis se posèrent sur mon torse.

— Fils, j'ai fait ce que j'aie pu, dit-il dans une espèce de hululement avant de plonger à nouveau dans la mort.

J’avais déjà vécu cela, mais, cette fois-ci, tandis que je me réveillais affolé de terreur et baignant dans ma transpiration, Man Anna n’était plus là pour m’apaiser. La radio continuait à donner des nouvelles de David. Le monstre, après avoir hésité un moment, fonçait tout droit sur l'île.

— La Martinique sera atteinte par Macouba et Grand-Rivière annonça Tante Renée libérant, par ces mots, une colossale angoisse jusque-là contenue.

Il ne me sembla pas opportun, mon départ coïncidant avec l'arrivée d’un cyclone, le plus violent sans doute depuis des décennies, de raconter mon rêve. J'avalais un bol de café noir, engloutie deux tartines de gelée de goyave, et décidai d'aller dire au revoir à mes amis Lucianise et Sonson l'amiral.

À l'Anse à l’Âne, Lucianise, ayant entassé dans son break Nissan le plus gros de ses affaires, s’apprêtait, sans afficher plus d'inquiétude que cela, à rejoindre sa maison de Redoute. Certes, elle le savait très bien, en moins de temps qu'il ne fallait pour le nommer, David aurait effacé sa paillote de la surface de la plage, mais qu'à cela ne tienne. Lucianise avait toujours misé sur le précaire et cette fois encore, pourvu qu’elle soit prête à rouvrir pour Noël et l’argent affluerait de nouveau. Certes, il lui faudrait, une fois de plus, se frotter aux sempiternels: «Lucianise, vous, les Antillais, quelle leçon vous nous donnez encore! Quel courage! Quel flegme devant le traumatisme! Vous êtes le Phénix qui renaît de ces cendres. Tenez, vous me faites penser à ces coquelicots qui repoussent, encore plus vifs et vigoureux, sur les champs de bataille…

— Et patati, et patata, chante toujours, beau merle, ou abo sa palé, ou abo sa chanté, sé pas sa mwen lé (1), se dirait-elle en affichant comme d’habitude son sourire de commande.

Lucianise ne se sentait représentative de rien. Elle faisait du commerce. C’est tout.

Dès qu’elle me vit paraître, elle se précipita vers moi et m’emprisonna dans le formidable étau de tendresse de ses bras.

— Alors, mon cher, c’est le grand jour? Dit-elle tandis que je me dégageais.

— Oui, Lucianise, à 20 heures 30.

— Alors, mon petit nègre, fais attention à toi. J’espère que David sera encore au large. Reviens vite. Tu sais que je t’attends.

L'amiral logeait à l'autre bout de la plage. A l’écart des belles villas modernes, sa cahute s'élevait au mitan des friches mal peignées de ce qui avait été, jadis, un beau jardin créole. Je n’eus pas à le chercher longtemps. Des coups de marteau rageurs signalaient sa présence et je le vis, juché sur une échelle de guingois, réparant le rebord de son toit.

— Sa ou fé, pitite? me lança-t-il de sa voix éraillée de buveur de rhum.

— Eh, Sonson, tu veux un coup de main?

— Non, pitite, tu serais bien capable de tomber de l’échelle! Regarde plutôt, sans t’écraser les doigts, si tu peux clouer sur les persiennes les planches que j'ai déjà coupées!

Lorsque nous en eûmes fini, il m'invita à le suivre à l'intérieur de la case. Il se foutait bien du désordre. Même si ce n’était qu’un instant, il tenait, avant que je ne parte, à me faire partager ce qui, avant demain matin, allait être pour lui le territoire de la peur, où, dès que David commencerait à pointer le bout de son museau, comme un crabe-c'est-ma-faute sous un bout de rocher, il se réfugierait en priant tous les bondiés de Martinique et d’ailleurs d’empêcher que la nasse ne se referme sur lui.

— Sortons! me dit-il au bout de cinq minutes. Profitons de ces derniers moments de vrai soleil.

L'amiral avait sorti deux bières Lorraine de son vieux Frigidaire que nous bûmes, en silence, assis l’un contre l’autre sur les racines d’un amandier-pays..

L’heure était venue. Sonson me prit par le bras et nous dirigeâmes, ensemble et en silence vers le débarcadère d’où la navette pour Fort-de-France s’apprêtait à partir. Il me serra longuement la main puis, certain de ne plus jamais me revoir, il tourna les talons. Sans doute, par ce geste, voulait-il s’affranchir de futurs regrets. Toujours est-il que, lorsque la vedette s’écarta de l’appontement pour son ultime traversée de la baie, déjà, il avait disparu.

En ville, seuls les cris des ménagères se hâtant à leurs dernières réserves troublaient le silence d’airain qui, déjà, pesait sur les épaules de l’en-ville. Elles s’interpellaient de trottoir à trottoir, traversaient sous le nez des voitures, et c'était continûment la même exclamation:

— Ah, ma chère, David arrive sur nous!

— C’est ça même! Je me dépêche de rentrer! L'alerte n°2 vient d’être déclenchée.

En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, la savane, s’était vidée de ses pacotilleurs, la statue de Joséphine, qui n’en était pourtant pas à son premier cyclone, avait perdu de sa superbe et la cathédrale, d'où sortait un murmure continuel de prières, semblait elle-même désemparée.

Dès que j’arrivais, Marraine George appela un taxi pour me conduire au Lamentin. Bien que l’on ne fût qu’en fin d’après-midi, le ciel était noir d’encre. A l’aéroport, l'angoisse était palpable. L’électronique au-dessus des comptoirs venait de l’annoncer: il n’y aurait pas d’autres vols que le nôtre avant la levée de l’alerte. David frappait aux portes et mon départ pour Paris prenait de plus en plus l’allure d’une fuite.

*

Le Boeing s'arracha à la piste, raccourcit son virage et piqua droit sur l'Atlantique. Très vite, l’avion, comme si David dont nous frôlions la tête refusait le passage, buta sur un trou d'air, se cabra, heurta de l'aile des murailles liquides, s'éleva, descendit, puis, aussi brutalement qu'il l'avait pénétré, quitta la turbulence. Tassé dans mon fauteuil, je songeais à Marraine George, à Tante Renée, à Sonson et Lucianise, Erick, Franck et Marie-Claire, ces êtres chers qui désormais faisaient partie de moi et que j’abandonnais sur l'île minuscule. En cette nuit de deuil et de bataille, pour ne plus la quitter, ils s'installaient dans ma pensée près de Lanning et Man Anna à jamais endormis sous le terreau d'absence.

Quelqu'un dans mon dos demanda du champagne à l'hôtesse.

Je fermais les paupières sans parvenir à m'assoupir.

©José Le Moigne
Chemin de la mangrove
L’Harmattan 1999

boule

 Viré monté