Potomitan

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Annou voyé kreyòl douvan douvan

L'avalasse

José Le Moigne

Photo F.Palli.

Une semaine avant mon départ, il y eut une grande tombée de pluie. Pas l'ondée quotidienne des jours d'hivernage qui, brisant un instant la chaleur accablante, nous fait vite galoper, le souffle libéré, vers le premier auvent, mais, crevant le ciel ou surgit du flanc de la montagne, on ne sait, la ruade puissante d'une rivière en crue.

Le ciel s'éteignit, les dalots débordèrent, des torrents impétueux giclèrent des venelles, convergèrent vers la rue en un flot déchaîné qui bientôt la coupa.

Il plut ainsi pendant des heures puis, aussi brutalement qu'elle avait commencée, l'avalasse cessa.

Ce fut, alors, comme l'émergence d'une lumière neuve. Dans un long frisson mouillé les haies d'allamandas reprirent goût à la vie et, alors qu'il ne fut qu’à peine seize heures, comme si le crépuscule succédait à la pluie, les cabris-bois et les reinettes scièrent le silence. Mais ce n’était qu’une parenthèse. Les cocotiers reprirent très vite appui sur le soleil et la chaleur, triomphant à nouveau, séquestra la fraîcheur.

— Eh bien! Compère! hurla Sonson d'aussi loin qu'il me vit, la pluie ne t'a pas emporté?

Le bougre était vêtu d'un vieux short kaki, d'une chemise en madras nouée sur le nombril et portait à ses pieds chaussés de sandalettes de pêcheur. Je ne le jurerais pas, mais je crois bien qu’il m’attendait.

— Viens, dit-il en me prenant par l’épaule, je t'amène chez Lucianise.

Lucianise était la reine incontestée de l’Anse à L’Âne. Sa paillote, qu’elle disait la plus ancienne et la plus authentique de l’île, ne désemplissait pas. Pour affirmer qu’elle était de la race des Martiniquaises d’autrefois, modestes et laborieuses, mais ne lâchant jamais, par fierté, leurs beaux bijoux créoles, elle vous accueillait, tonitruante d’amitié, dans une gaule défraîchie dissimulant tant bien que mal ses formes plantureuses.

— Ça va, doudou, dit-elle en m’embrassant d’autorité.

Sur fond d’eau de toilette vanillée, ses joues sentaient l’accra-morue, le court-bouillon poisson et le gâteau coco.

Au fond de la paillote, un transistor jouait à mi-volume un air de Malavoi que les buveurs de rhum reprenaient l'air absent.

Mama pitit ou we zombi lan nuit
Mama zéclé lorag épi la pli
Mama an ti karès zombi an fuit
Man ka tan'ou ka chanté pu soulagé tché li

Lucianise entraîna Sonson dans un pas de biguine qu’ils conclurent dans un éclat de rire tellement complice et enfantin qu’il était à lui seul un bonheur. En passant devant le comptoir, Lucianise attrapa une bouteille de rhum et fit signe à Sonson de venir s’installer à deux pas d’une table où des vieux corps, indifférents aux convulsions de la jeunesse, jouaient aux dominos. Une fois bien installée, de la voix la plus gouailleuse qu’elle put trouver, elle héla son fils, un gandin gandin couvert de bagues et de gourmettes, qui, de l’ouverture à la fermeture de la paillote, jouait les coqs de parade derrière le bar.

— Justin ! Apporte pour moi une poignée d'accras …

L’un derrière l’autre, chacun claquant dans un Créole vigoureux sa blague favorite, les clients, pour la plupart des pêcheurs du bourg en maillots de corps qui ressemblaient à leurs filets de pêche, faisaient une entrée d’acteur de vaudeville. Chaque jour, avant la chute brutale du soleil, c’était la même sempiternelle migration de leurs cases chauffées à blanc à la fraîcheur relative de la paillote de Lucianise; et chaque soir, ils n’avaient pas encore franchi le seuil, que, déjà, Sonson les empoignait dans une terrible secouée de rire.

Mais, aujourd’hui, tout me parut plus grave.

— Eh, pitite, dit Sonson, arrêtant par là même le chahut, alors, c'est vrai, tu vas partir bientôt?

— Oui, Sonson, jeudi prochain par l'avion de vingt heures.

Depuis ses confidences, je rêvais de relancer Sonson sur la piste de Lanning. L’instant était peut-être venu de confronter ses souvenirs, même de manière fugace et incertaine, avec le seul portrait en pied que je possède de mon père et que j’avais pris soin, pour mon premier retour en Martinique, de glisser dans mon portefeuille.

Le cliché saisit à Brest dans le mitan des années cinquante par un opérateur de rue, montre un homme d’allure juvénile, de taille plutôt petite, mais bien proportionnée. Il a le visage ovale, des yeux un peu bridés et, signe ô combien émouvant de notre filiation, une fossette drue traverse son menton. L’occasion devait être importante, car, en lieu et place de ses habituelles salopettes, il porte un costume sombre, bleu marine et à fines rayures si je me rappelle bien. Pas de béret non plus. Ses cheveux, épais et ondulés du temps de sa jeunesse ainsi que Man se plaisait à nous le répéter, à présent aplatis de part et d’autre d’une raie, sont raides et clairsemés. Il a le bras droit plié sur sa poitrine, pendu au bout d’une écharpe, et, bien qu’il s’efforce de le cacher derrière un journal, on distingue son poignet bandé, voit, bien qu’il s’efforce de le dissimuler sous un journal, qu’il a le poignet bandé. Cependant, le portrait de mon père était loin d’être suffisant pour que Sonson accepte de me suivre. Il me fallait trouver des arguments autrement convaincants car, depuis que nous étions amis, le bonhomme, bloqué par une pudeur qu’il cachait d’ordinaire derrière ses fanfaronnades et ses exubérances, se dérobait dès que j’esquissais, ne fussent que trois mots, à propos de Lannig, mais moi, empêtré jusqu’à la gorge dans mes contradictions, au risque de paraître sot, bien loin de franchir le barrage des mots, je ne savais qu’attendre.

C’est donc, une fois de plus fatigué et amer, profondément insatisfait, que je me levais pour m’appuyer à la rustique balustrade qui séparait la paillote de la plage et me mis à observer la baie. Il devait rester vingt minutes de jour et, à première vue, le ciel commençait, comme tous les soirs à la même heure, à prendre cet aspect de chaudron d’alchimiste propre aux crépuscules tropicaux. Pourtant, au-dessus des pitons du Carbet, les nuages n’avaient plus leur apparence habituelle d’écharpes floconneuses. Lourds, noirs, zébrés de reflets cobalt, ils semblaient décidés à fondre comme des rapaces sur Fort-de-France et à la déchirer de leurs serres puissantes.

Deux libellules tremblaient pourtant dans la lumière déclinante.

Dans la paillote, les taffiateurs s’étaient tu et le silence, d’autant plus surprenant qu’ici il n’était pas de règle, s’était appesanti. Bien entendu, le premier à le rompre fut Sonson.

— Le cyclone vient sur nous, dit-il d’une voix grave.

— Un cyclone! m’exclamais-je, comment est-ce possible? La radio n’a rien dit!

— Ici, pitite, on s’est toujours passé de météo. On observe les signes. Regarde. Les crabes de terre sortent de leurs trous sans attendre le soir. Et puis, il fait beaucoup trop chaud pour la saison. Les pluies aussi trop violentes. Crois-moi, le cyclone vient pitite! C’est sûr, le cyclone vient sur nous.

— Siklôn-là anlé nou! Siklôn-là anlé nou!

Il n’en fallait pas plus pour réveiller le chœur des taffiateurs.

©José Le Moigne
Chemin de la mangrove
L’Harmattan 1999

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