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Le Fil d’Ariane

José Le Moigne

Félicité, dite Man Titi, née en 1847, collection de l'auteur.

Marraine George se murait dans un silence têtu sitôt que je tentais de lui parler de la jeunesse de mes parents. Je sentais bien que Tante Renée mourait d’envie d'ouvrir le placard aux secrets, mais, solidaire de sa sœur, tout en me gratifiant d’un petit rire complice, elle s'enfuyait dans sa cuisine. Leur attitude me paraissait d’autant plus incompréhensible que Man Anna, avant de taire ses douloureuses confidences, ne manquait jamais de magnifier cette période heureuse de sa vie. A force, il m'en était resté comme une nostalgie.

Elles acceptèrent cependant de me montrer les albums de famille. Bien qu’ils fussent plus de dix et qu’ils remontassent très haut dans notre histoire, à mon grand désappointement, impossible d’y trouver une trace de Man Anna, de Lannig et du petit Julien.

— Il ne faut pas t’en étonner, m’expliqua Marraine George. Pendant la guerre, il n’y avait pas de pellicule.

Son embarras était palpable et, même si je m’efforçais de ne pas le montrer, ma frustration n’en était que plus vive.

En pleine page d'un album d'avant la guerre trônait papa Norbert, mon grand-père. Bien qu’à demi effacée, l’image restituait avec force la tranquille assurance de son corps d'âge mûr. Le retoucheur, à grand renfort de grattage, avait tenté d'éclaircir la peau. On en voyait encore la trace sur la trame jaunie, mais, malgré ces efforts, sans doute inhérents à l’époque, Papa Norbert n’en semblait que plus noir. Massif et raide sur une dodine de bois clair, il semblait me faire signe.

Tout ce que je sais de lui, je le tiens de Man Anna qui parlait de son père comme s'il n’était pas mort. Lorsque tout allait de mal en pis et que notre vie semblait vouloir s’enfoncer dans un boyau sans fin, elle nous faisait connaître, aimer et respecter, cet homme qui, le tout premier de la famille nous disait-elle avec fierté, avait su refuser le malheur ancestral de la canne. Bien sûr, comment aurait-il pu faire autrement dans un pays où l’on avait les mains liées, il travaillait encore pour le béké, mais ce n’était plus dans les champs, mais à l’usine où, à force de courage et de volonté, d’apprenti chaudronnier, il était devenu contremaître. Comment être insensible à ce flux continu de louanges? J’en étais arrivé à vouer à Grand-Père Norbert un véritable culte et aujourd’hui, encore, s’il m’arrive de passer devant la carcasse érodée de ce qui fut l’usine du Vauclin, je fais silence en moi. Je salue les machines rouillées, les grandes roues dentées à présent immobiles, les cuves monstrueuses dressées comme de balises sur la savane sèche, refuge des lézards anolis et des derniers serpents. Le monde et son fracas s'effacent pour un temps. Je pense à mon aïeul et je m’incline devant lui.

Enfant, bien qu’il soit mort bien avant ma naissance, je n’avais aucune peine à l’imaginer, partant chaque matin sifflant et chantonnant vers l'usine fumante d'où s'échappaient des trâlées de camions chargés jusqu'aux ridelles de barils de rhum. Il y eut aussi ce jour où Man Anna, ayant appris par je ne sais quel canal que je sifflais comme in pinson sur le chemin du lycée, attendit de pied ferme le retour de Lanning. Elle l’avait harponné dès sa descente de moto.

— Julien, s’était-elle écriée sans lui donner le temps de respirer, c’est Papa Norbert tout craché. Il siffle, il fanfaronne, mais, derrière ses airs de joie, on devine une pleine charge de tristesse.

Au lieu de se contenter d’un sourire vague et d’acquiescer, Lanning s’était risqué à plaisanteries, ce qui lui avait valu sur-le-champ un train de réprimandes plus acerbes les unes que les autres.

Tout de suite, elle profita de l’occasion pour commencer à me rebattre les oreilles des maximes dont Man Titi, la maman de sa maman, jamais en manques de sentences, abreuvait Grand-Père Norbert lorsque celui-ci n’était qu'un négrillon, avide de courir de mornes en ravines avec les autres négrillons.

— Couté mwen ti-mamaille, l’école est l’avenir du nègre! Le seul moyen pour lui d'échapper à la canne.

Man Titi, de son vrai nom Félicité, était née en 1847 et n’avait donc pas connu, sinon dans sa première année, le temps de l’esclavage. Mais Louis, son papa, plus connu sous le surnom de nègre, venait d’Afrique. D’où, elle était bien incapable de le dire, mais elle gardait précieusement l’acte qui, en 1848, en avait fait un nouveau libre. Femme de haute parole, elle ne manquait pas une occasion de le rappeler à Norbert afin qu’il n’oublie pas d’où il venait. Le plus souvent, comme des générations d’esclaves l’avaient fait avant, elle passait, tout en y mêlant des épisodes de sa propre vie et de celle Louis, par le conte créole. On ne s’étonnera donc pas si Norbert, et je ne crois pas qu’il s’en plaignit, avait fini par connaître par cœur les histoires magiques de Ti-Jean l'horizon, de Manzelle Pintade ou de Compère Lapin. Il en savait toute la symbolique.

Surtout, il n’oubliait pas l’éternelle conclusion de Man Titi:

— Kann la sé modysion, modysion.

Au bout du compte, nourri de la parole de sa mère, Norbert avait fini par se faire à l’idée que si, depuis la nuit des temps dans ce pays, le malheur s’était acharné sur la race des nègres, maintenant qu’une nouvelle ère semblait se dessiner, il lui faudrait le prendre à bras-le-corps. Il le savait: les chausse-trappes n’allaient pas manquer, les jours de deuil seraient aussi nombreux que les jours de gloire, mais il allait faire face. Voilà comment cet homme, dont la mémoire m’avait été transmise par la bouche des femmes, s’était, je le savais, s’était toujours tenu à mes côtés. A sa manière il m’avait protégé et aujourd’hui, devant son portrait hiératique, j’étais heureux de découvrir que le fil d’Ariane, pour ténu qu’il fut, ne s’était jamais rompu.

©José Le Moigne
Chemin de la mangrove
L’Harmattan 1999

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