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Le passeur

José Le Moigne

Baie des Flamants. Photo F.Palli.

— Vois-tu, Sonson, dès la guerre achevée, nous sommes partis à bord du Colombie.

— Le Colombie! Rugit Sonson. Personne ici n'a oublié ce foutu négrier! Sa sirène brisait des cœurs dans toutes les communes quand il était sur le départ. De Fort-de-France à Sainte-Marie, du Marigot jusqu'à Sainte-Anne, pas de famille qui n'ait quelqu'un à bord. Aujourd’hui, vous traversez le monde sans vous poser plus de questions que moi lorsque je prends la pétrolette pour Fort-de-France, mais, quand on partait alors, et tout le monde le savait, la plupart du temps, c'était pour ne plus revenir. Mais la jeunesse est inconsciente. Nous ne pensions qu'à faire le voyage.

Sonson passa sa main dans ses cheveux crépus. Dans la lumière diffractée sa peau tannée se para de reflets caramel tandis que son visage, débarrassé de ses grimaces outrancières, affichait la noblesse et la sérénité d’un vieux sage d’Afrique. Dès cet instant, Sonson, l’histrion, n’exista plus pour moi. Il était une sorte d’augure, le passeur qui m’entrouvrait les portes d’un monde à demi effacé et qui, pourtant, m’appartenait.

— J'avais seize ans, poursuivit-il et, malgré les foudres de nos parents, comme beaucoup des gamins de mon âge, j’étais très attiré par les marins du Barfleur, de l'Émile Bertin, du porte-avions Béarn, ces bateaux magnifiques que la guerre en Europe avait bloqués dans notre rade. Pas plus aveugle qu’un autre, je connaissais leurs exactions. Je n’ignorais pas que, sous la houlette de l'amiral Robert, que Dieu maudisse son squelette, ils s'entendaient comme larrons en foire pour mettre notre île sous coquille. Mais, vois-tu, c’était la guerre. Les sous-marins allemands, prêts à couler les navires marchands, rodaient en meute au large du Diamant sortant, de temps à autre, leurs gueules de requins pour le simple plaisir d'effrayer les pêcheurs. Parés à bombarder, les croiseurs américains pointaient nuit et jour leurs tourelles blindées sur la baie des Flamands. Rien ne partait de l’île. Rien n’arrivait sur l’île, ce qui n’empêchait pas la propagande d’affirmer que toutes les restrictions que l’île subissait n’étaient rien à côté des souffrances de la mère-patrie! Quelle blague! Fallait-il que l’on courbe l’échine sans rien dire? Veux-tu que je te dise, j’admirais la marine, mais je n’étais pas moins vaillant et patriote que tous ces jeunes gens que je voyais partir en dissidence vers l'île anglaise de Dominique. Pourquoi ne l'ai-je pas fait? Ma mère, sans doute. Peut-être, aussi, ma nonchalance naturelle. Oui, j’y ai souvent pensé, mais ça ne m’empêchait pas de descendre vers le port pour voir les navires. Je parlais aux marins. Je leur rendais service. Au fond, je n'en demandais pas plus.

Comme chaque soir à la même heure, les touristes, laissant le sable aux footballeurs qui avaient patienté jusque-là, rejoignaient leurs hôtels. Comme s’il voulait se fondre dans le court embrasement du crépuscule, Sonson se tut, mais son silence ne dura pas longtemps. Le ballet quotidien n’était pas achevé que sa voix, à présent un peu moins assurée, reprenait le cours de son récit.

— Pitite, dit-il en plongeant ses yeux las dans les miens, j'ai tout fait dans ma vie: coupé la canne du béké, charroyé les bananes, cueillir les ananas, courir le djob sur les marchés de Fort-de-France, mais, vois-tu, malgré l'envie que j'en avais, je n'ai jamais quitté la Martinique. Même pour un petit voyage. Pire, mon service militaire, moi qui rêvais de la marine, je l'ai fait au pays à la caserne de Balata! Voilà pourquoi, à soixante ans passés, tout en sachant que je ne connaîtrai jamais d’autre horizon que celui qui ferme cette baie, j'en suis encore à contempler la mer. Comment, déjà, m'as-tu dit que tu t'appelais?

— Julien Le Fusquellec.

— Oui, c’est ça, Julien Le Fusquellec. Eh bien, pitite, pour une rencontre, c’est une sacrée rencontre! Je sais, c’est difficile à croire, mais j’ai connu ton père. Je me souviens de lui car il était très différent de tous ces marins blancs qui, à peine descendus de leurs bateaux, drivaillaient dans les rues de Fort-de-France en braillant: Réquisition! Réquisition! Cherchant la bagarre pour un rien et s'attaquant comme des brutes aux femmes isolées. Il avait deux amis. Un Alsacien du nom de Schmitt et, un autre, dont je ne me souviens plus du nom. Je ne sais pas pourquoi, mais il voulait réellement apprendre le pays. Il s'était mis au Créole et très vite, mis à part l’accent, il le parla tout aussi bien que nous. Pitite, bien sûr, la question te démange, mais je ne sais pas comment il a connu ta mère. D’abord, j’étais trop jeune pour qu’il me fît des confidences, et puis, il était trop pudique. Par contre, ce que je sais, et, crois-moi, je n’exagère pas, c’est, qu’en l’épousant ta mère, il était devenu un vrai Martiniquais, et pour cela je l’admirais. Ah oui, pitite, ton père était un fameux nègre!

©José Le Moigne
Chemin de la mangrove
L’Harmattan 1999

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