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Le chien

José Le Moigne

— Dis-moi, mon petit fruit à pain, en guise de promenade, si tu allais me faire un brin de commission?

Pour Man Anna, à six ans, j’avais atteint l'âge de raison et, comme ayant décrété une pause, elle s’obstinait à sortir le moins possible de chez elle, j'étais devenu son regard extérieur. J’aurais à raconter la géhenne que bientôt devinrent ces sorties, mais, pour l’instant, elles étaient tout sauf une corvée. Libéré pour un temps des jupons de ma mère, j’explorais et je m’appropriais l'étrange géométrie de mon quartier. N’ayant pas connu le Brest romantique de l’avant-guerre, celui de Mac Orlan et des autres, j’étais loin de le trouver aussi laid et misérable que mes aînés qui gémissaient sur un passé détruit, pilonné, effacé, par le passage des forteresses volantes. Qui sait, quoique moins anarchique, ces alignements de baraques me rappelaient-ils l’entassement des cases créoles bâties de bric et de broc sur les hauteurs de Fort-de-France quand la campagne affamée avait reflué vers la ville. L’absence de souvenir ne signifie pas nécessairement que l’on a effacé ce qui fut. Pour être tout à fait sincère, ces constructions américaines, que nous avait apporté le Plan Marshall, me faisaient davantage penser à une ville de western telle que j’avais pu en voir, avec Lanning, aux séances du Vox. Comme dans ces films que mon regard maintenant détaché continue d’admirer, au hasard des saisons, compléments naturels au décor, il ne manquait ni le vent, ni la boue, ni la poussière.

En peu de temps j'étais devenu l'ami de presque tous les commerçants. Tout particulièrement de Madame Petiteau qui, en face de la poterne de l’ancien bagne, tenait une épicerie bar tabac journaux, comme ils en subsistent, mais pour combien de temps encore, dans nos village armoricains.

Madame Petiteau, comme beaucoup de femmes un peu fortes, avait un très joli minois. Pour peu que ce sentiment ait signifié quelque chose pour le mioche que j’étais, je le dis aujourd’hui avec l’innocence que donne une vie sur le déclin, amoureux fou de son visage de madone. Elle parlait haut et naviguait dans son commerce avec tout un roulis de hanches et un rire en cascade qui me mettait en joie. Même les tortillons de papier tue-mouches qui tombaient du plafond semblaient lui faire fête.

Lorsque, tout essoufflé d’avoir beaucoup couru, je déboulais chez elle, elle me serrait sur sa vaste poitrine, me cloquait deux baisers sur les joues, puis gloussait à la cantonade:

— N'est-ce pas qu'il est mignon!

Du jour où je su lire, des collections entières de Miroir Sprint me passèrent entre les mains. A condition de ne pas les salir ou de les abîmer, je n’avais qu’à me servir sur le présentoir. Quels moments magnifiques j’ai passés là! Quelles étaient belles les photos en noir et blanc des champions! Et tout d’abord Louison, son allure de seigneur et sa fragilité d’enfant. N’étant pas encore rompu aux subtilités de la course par étapes, pour moi, seule la victoire pouvait magnifier les héros. Aussi, les premiers jours du Tour de France, j’étais toujours un peu déçu de ne trouver son nom que dans les profondeurs du classement. Mais, quand arrivait la montagne, et que son visage de Christ agonisant mais vainqueur envahissait les pages, je me sentais vengé. Merveilleuse époque où la légende s’écrivait avec de somptueuses métaphores : les forçats de la route, la casse déserte, le géant de Provence, l’enfer du Nord, Le Tourmalet juge de paix des Pyrénéens! Si je partageais avec Lannig le culte de Bobet, je ne me privais pas pour autant de supporter Biquet Robic, Breton obstiné et teigneux et colérique, Ferdi Kubler et son profil d'aigle, le bel Hugo Koblet, plus gominé qu'une star de cinéma, Apo Lazaridès, le petit Provencal qui défiait les grands, Rick Vansteenbergen, le bouledogue flamand, Lili Bergaud la puce du Cantal, Abdelkader Zaaf, le supposé poivrot, qui, la ligne d’arrivée passée en vainqueur solitaire, retournait sa bécane pour aller retrouver la chaleur du peloton. Tant d'autres, encore, dont les exploits encombrent à ce point ma mémoire que, malgré les flots d'images que la télévision nous déverse depuis, il me faudrait des nuits entières pour simplement les évoquer.

Enfant, je n’ai jamais eu de vélo, ce qui ne m’empêcha jamais de me rêver en as du guidon. Il fallait pour cela une paire de bonnes jambes et une imagination fertile. Je n’étais dépourvu ni de l’un, ni de l’autre. Dès que je quittai Madame Petiteau, je mettais les mains aux cocottes de freins, c’est-à-dire que je me saisissais des pans de mon blouson, baissais la tête comme pour voir l’asphalte défiler sous ma roue avant, et m’élançais. Je me revois, en cet après-midi d’automne de l’après-guerre, montant au trot, en dodelinant des épaules la côte du Bouguen, comme si cette bosse insignifiante s’était changée en un col pentu, bordé de farouches ravins, que je dominais en grimpant en danseuse.

Et puis, soudain, le cri:

— Kiss ! Kiss ! Chope-le ! Chope l !

Au même instant, surgit de l’ombre un corniaud à poils ras, plus noir que l’enfer, écumant comme un fauve déchaîné. J’étais fort occupé à me défendre du molosse quand la pierre a fusé. Elle m'atteignit au-dessus de l'arcade sourcilière qu'elle entama profondément. Le sang jaillit. J’en étais convaincu, le monstre appâté par le sang allait me dévorer sur place. Mais la voix déjà moins assurée a hurlé de nouveau:

— Ici, Tommy, laisse-l !

Le chien gronda encore. Cela lui coûtait d’obéir, mais il fini par rejoindre son maître. Cependant, bien qu’elle se soit efforcer de vite disparaître, j’avais eu le temps de reconnaître, dans cette ombre qui s’enfonçait dans la rue adjacente, la silhouette ébouriffée de mon «ami» Gérard Le Scour.

La scène avait eu un témoin, Madame Petiteau, qui me suivait des yeux depuis son magasin.

— Surveille la boutique pour moi, dit-elle à Job Cariou qui y passait le plus clair de son temps, depuis qu’il était retraité, devant une chopine de vin rouge qu’il semblait ne devoir jamais achever. Je reviens tout de suite.

Elle traversa la rue.

— viens, mon pauvre, dit-elle en me relevant, je vais te reconduire chez ta mère.

En voyant mon œil fermé et le sang ruisselant sur ma joue ma douloureuse s'écria:

— Jésus ! Marie ! Joseph ! Qui donc t'a fait ça?

Pendant le court trajet, j’avais imaginé de lui raconter qu’en sortant du magasin de Madame Petiteau, j’avais trébuché sur la bordure du trottoir et que, n’ayant pu rétablir mon équilibre, ma tête en avait heurté la bordure. Cependant, après avoir croisé les yeux inquiets de Man Anna, je devins incapable de prononcer un mot.

Par chance, avec cet esprit d’à-propos qui la caractérisait, Madame Petiteau se chargea aussitôt de me tirer d'affaire.

En quelques phrases dramatiques elle raconta le chien, l'agression du rouquin, l'impossibilité totale où j’étais de me défendre.

— Madame, ce n’est un secret pour personne, dit-elle en conclusion, je n’aime pas la police, mais vous ne méritez pas ça.

Donc, si jamais vous décidez de porter plainte, comptez sur moi et sur mon témoignage.

Là-dessus, après voir de nouveau du regard, dans un large mouvement d'épaule qui se voulait encourageant, elle s’en alla rejoindre son comptoir.

Man Anna n'avait pas attendu son départ pour commencer à me soigner, mais elle avait beau me tamponner le front avec du coton hydrophile, l'hémorragie ne cessait pas et ma paupière, à présent complètement fermée, ressemblait de plus en plus à une quetsche bien mûre.

— Garde ça comme cela et, surtout, maintiens-le comme il faut, dit Man Anna en appuyant sur le tampon. Je vais te conduis chez le docteur Joncour.

Même si, une fois sur trois, le docteur oubliait de se faire payer, nous n’avions jamais l’impression qu’il nous faisait la charité et C’est pour cela que nous l’aimions, que nous le respections, et qu’il est de ces hommes, très rares en vérité, que je ne voudrais pas avoir déçu. Quant aux commères du quartier, jamais elles ne parlaient de lui sans ajouter, et dans leurs bouches, c’était bien plus qu’un compliment:

— Celui-là, ce n'est toujours pas ici qu'il va faire fortune!

Le docteur habitait comme nous en baraques. Sans doute, était-il un peu mieux chauffé. Sans doute, jouissait-il d’un peu plus de confort. C’était, bien sûr, pour mieux nous recevoir. La pièce principale, qui, chez nous, servait à la fois de dortoir pour les garçons et de salle à manger, lui tenait lieu de cabinet. On était heureux qu’il soit là ce qui n’empêchait pas nos parents de s’interroger. Ils ne comprenaient pas, eux qui rêvaient un jour d’aller habiter du dur, pourquoi cet homme, jeune et talentueux, qui aurait pu, sans se forcer, trouver de meilleures pratiques ailleurs, dans la ville qui se reconstruisait, restait ici à nous soigner.

Quoi qu’il en soit, il ne s'affola pas en voyant ma blessure et, n’eut pas été l’inquiétude de Man Anna, je crois bien qu’il en aurait souri.

— Tu es un jeune homme chanceux, dit-il en me tartinant de pommade. Un centimètre plus bas et tu perdais ton œil. Je n'ai même pas à recoudre la plaie. Tu vas en être quitte pour une petite cicatrice qui, plus tard, crois-en mon expérience, ne manquera pas de charme.

De retour à la maison, je m'installais derrière le rideau de la cuisine pour attendre Lannig. J’ai encore dans l’oreille la radio qui, pour l’énième fois, diffusait le succès de l'année, Mémories are made of this, chanté, il me semble, par un clone français de Dean Martin.

La douceur d'un soir d'été
Les lilas qui embaumaient
Et mon cœur
Contre ton cœur
Les souvenirs sont faits de ça

Je crois que je m'étais à demi assoupi lorsque j'entendis vrombir la moto. Lannig embrassa Man Anna puis, ainsi qu’il le faisait à chacun de ses retours, c’était là sa manière de me dire bonjour, m'appela pour que je l’aide à retirer ses bottes de chantier. En découvrant ma face tuméfiée son visage changea d'un seul coup. Sans doute sa jeunesse massacrée, son enfance humiliée, lui étaient-elles revenues d’un seul coup.

Jamais, encore, je ne l'avais vu à ce point affecté.

De retour à la maison, je m'installais derrière le rideau de la cuisine pour attendre Lannig. J’ai encore dans l’oreille la radio qui, pour l’énième fois, diffusait le succès de l'année, Mémories are made of this, chanté, il me semble, par un clone français de Dean Martin.

La douceur d'un soir d'été
Les lilas qui embaumaient
Et mon cœur
Contre ton cœur
Les souvenirs sont faits de ça

Je crois que je m'étais à demi assoupi lorsque j'entendis vrombir la moto. Lannig embrassa Man Anna puis, ainsi qu’il le faisait à chacun de ses retours, c’était là sa manière de me dire bonjour, m'appela pour que je l’aide à retirer ses bottes de chantier. En découvrant ma face tuméfiée son visage changea d'un seul coup. Sans doute sa jeunesse massacrée, son enfance humiliée, lui étaient-elles revenues d’un seul coup.

Jamais, je ne l'avais vu à ce point affecté.

Le voilà qui ré-enfile ses bottes et recoiffe son béret.

— C’est bon, dit-il d’une vois assourdie par la rage, Le Scour et son mouflet vont voir de quel bois je me chauffe!

Man Anna ne voulait pas d’esclandre. Dans notre situation, pensait-elle, c’était jeter de l’eau sur le feu, mais Lannig refusa absolument de l’entendre. Il était surpris. D’ordinaire, Man Anna était tellement plus pugnace que lui. Il la soupçonna de se dire, à ce moment précis, de penser qu’il n’était pas à la hauteur. Il honte de lui et se buta.

— Peut-être as-tu raison, concéda-t-il d’une voix blanche, mais je ne peux pas laisser passer. Viens, fiston, nous allons, toi et moi, faire un tour chez les Le Scour!

— Ne comptez pas sur moi pour vous accompagner, s’entêta Man Anna. Cette démarche est humiliante. Je sais d’où je viens et je ne descendrai pas plus bas. Quant à vous, les enfants, écoutez bien car je vous le redirai pas. A partir de ce jour, sauf pour aller à l’école ou pour faire les commissions, vous ne sortez plus de la maison. Plus question de fréquenter qui que ce soit dans le quartier. Surtout cette voyoucratie, ces gamins qui trainent à longueur de journée et qui finiront, comme vous si je vous y prends, en maison de correction.

Voulez-vous que je vous dise? Jamais elle ne dérogea à cette règle et, si, plus tard. Jamais elle l'adolescence venue, elle consenti à l'assouplir pour moi, pour mes sœurs ce fut une autre affaire, elle ne le concéda qu’avec tant de contrôles tatillons que notre tendresse presque animale, qui ne faiblit jamais, du s’accommoder d’un territoire de non-dits qui nous tint dans ses rets le reste de sa courte vie.

La suite n’est plus qu’une anecdote. Comme, avec mon arcade sourcilière blessée et mon coquart, j’éprouvais quelques difficultés à m’habiller, Lannig m’aida à enfiler mon pullover. Là, aussi, ma mémoire est fidèle et, penser à Lannig ce jour-là, c’est ressentir à nouveau, comme si la vie n’était pas passée par là depuis, la douceur avec laquelle il fit passer, en faisant attention que le lainage n'effleure pas la plaie, ma tête par le col un peu étroit du vêtement.

Le père Le Scour était ce qu’il est convenu d’appeler un chiffe molle. Une espèce d’outre au crâne chauve, mal rasé et au teint de topinambour. Il essaya bien de résister à l’attaque frontale de Lanning, mais, très vite, voyant qu’il n’aurait pas le dessus, il il se déballonna et accabla son fils.

— Monsieur, dit-il d’une voix laminée par la honte, je me demande pourquoi j’essaye encore de le défendre, ce gosse n'arrête pas de me chier dans les bottes!

Abject jusqu’au bout, il tendit la main à Lannig qui, ostensiblement, refusa de la prendre. Il se prenait pour quoi, cette larve! Croyait-il qu’on allait toper, comme ça, à l’ancienne? Il se fourrait le doigt dans l’œil, tout de même, on n’était quand même pas des maquignons! Il me passa la main dans les cheveux et balança avec mépris:

— Viens fiston ! Rentrons à la maison. Nous n'avons rien à faire ici!

Dès que nous fûmes dehors, il retourna à son mutisme, mais, à mesure que nous avancions dans la venelle vaguement éclairée par de trop rares réverbères, à sa manière de me tenir la main, je sentis monter en lui comme une lame de fond que je partageais, une fierté archaïque qui, dans l’avenir, même si elle n’aurait que peu d’occasions de se manifester, ne s’effacerait jamais.

©José Le Moigne
Chemin de la mangrove
L’Harmattan 1999

boule

 Viré monté