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L'exil

José Le Moigne

Longtemps, je me suis demandé, alors même qu’un trop-plein de souffrance l’amenait à me faire des confidences trop lourdes pour mon âge, pourquoi, Man Anna, sinon, quelquefois, par ellipse et sans beaucoup d’acrimonie, ne me parlait jamais de notre traversée à bord du Colombie. Pourtant, pour une femme de son tempérament, dix jours d’agonie dans les entrailles du paquebot, chargée de deux petits enfants également malades, étaient largement suffisants pour qu’elle en veuille à la terre entière, Lannig au premier rang. J’étais un enfant précoce. Non que je fusse doté de facultés exceptionnelles, mais parce que la vie s’était chargée de tout accélérer. Il s’en fallait pourtant encore de beaucoup pour que je puisse aisément décoder, dans ses sempiternels si j’avais su, toute l’étendue de ses griefs. Et elle aimait Lannig! Qu’aurait-ce été si elle l’avait haï!

Ô ma superbe, comme je te vois, comme je t’entends encore, grondant de colère rentrée, me racontant, avec ta voix assourdie par le soir qui tombait, tes mots dont les syllabes se détachaient comme frappées sèchement sur le tambour nègre de ta gorge, l’accueil lamentable dont on nous gratifia dans cette famille que tu pensais être devenue la nôtre. Tu étais jeune, bien sûr, mais plus assez pour ne pas avoir derrière toi, à vingt-huit ans, un passé rectiligne où tu n’avais jamais baissé les bras. Or voilà que ces culs-terreux, dont tu pouvais jurer qu’ils ne s’étaient jamais aventurés au-delà des limites étroites de leur canton, alléguant que ta peau de satin et de velours sombre heurtait le paysage, te rejetaient, toi et tes négrillons! Quelle honte et quelle désillusion ! Que la blessure soit aussi vive pour Lanning n’était pour toi d’aucun soulagement. L’as-tu haï à cet instant?

Évidemment, ce n’est qu’humain, je me suis posé de temps à autre cette question, mais sans jamais chercher à y répondre. Par contre, ce que je n’oublierai jamais, ce qui m’a accompagné sur ma route quelquefois compliquée, c’est ton odeur de citronnelle dans laquelle je me calais. Je pouvais voir alors tes lèvres que gonflaient tes larmes retenues tandis que, d’un ton où le fatalisme le disputait à la rage guerrière qui toujours fut la tienne, tu me disais:

— Ton père et ses promesses!

Quel âge avais-je alors? Cinq ans, six ans. Ce que je sais, c’est que le temps de l’innocence était déjà passé pour moi. A l’âge où les enfants ne cherchent que chaleur, tendresse et protection, j’avais déjà traversé l’océan, désapprit au passage ma langue maternelle, on m’avait repoussé. J’aurais voulu me boucher les oreilles, me soustraire au présent, m’enfoncer sous la terre pour attendre, comme un loir entre en hibernation, des jours plus calmes et plus sereins. Mais toi, murée dans ta détresse, tu ne pouvais t’arrêter de parler et, aussi innocent que je fusse, je devinais que ce n’était pas seulement moi que tu prenais à témoin, mais le monde tout entier. Il ressortait de ce maelstrom, qu’à l’arrivée à quai du Colombie, il t’avait fallu tout ton amour pour reconnaître, dans ce civil maladroit, presque anonyme dans la foule, le fringant matelot qui, quelques semaines auparavant, t’avait murmuré à l’oreille au moment de quitter Fort-de-France.

— Le temps de préparer votre arrivée et nous serons de nouveau tous les trois réunis.

— Et moi, pauvre imbécile je l'ai cru, pestait-elle en ravalant ses larmes. Si tu savais combien mon cœur a battu fort quand j’ai reçu nos titres de voyages. Mon Dieu, si on m’avait dit que la France, cette mère-patrie dont-on nous avait tellement rebattu les oreilles, allait dérouler pour moi le tapis rouge, eh bien, je l’aurais cru. Comme si courir dans tous les sens aidait à tenir le chagrin à distance, comme une mouche qui cherche à s’échapper du bocal qui la tient prisonnière, je m’agitais. Dire que toutes mes amies, loin d’essayer de me retenir, étaient jalouses de ma chance. Ah, mon petit fruit à pain, si j’avais su!

Ce n’est qu’à Pointe-à-Pitre, lorsque j’ai vu tant de Guadeloupéens monter à bord, que, pour la première fois, j’ai pris conscience de l’exil. La blessure ne s’est plus refermée depuis. Elle ne m’a pas lâché du reste du voyage et elle est toujours là. Aussi, lorsqu’arrivé au port du Havre, le paquebot s’est lentement approché du quai, j’étais si heureuse de revoir Lannig que j’ai refusé de voir le diffus embarras qui émanait de sa personne. Le pauvre, me suis-je dit a dû se faire un tel sang d’encre, mais cela va passer.

Hélas, j’étais loin de la vérité!

Jusqu’à ce jour, si on excepte les tortillards en miniature des sucreries et des photos, je n’avais jamais vu de train. Alors, quand, à peine remise du mal de mer, il m’a fallu monter dans ce monstre écumant et fumant, je me suis demandé comment tout ça allait finir. Mais, n’étant pas de ces femmes qui couinent sans pudeur à la moindre inquiétude, je t’ai pris par la main, j’ai serré très fort ta sœur contre mon sein, puis, défiant du regard tous ces visages blancs qui me guignaient en souriant, dans le sillage de Lannig, je me suis engouffrée dans le compartiment. La guerre, en Martinique aussi avait semé sa ration de malheurs. L’île, encerclée de partout, s’était racornie comme une gousse de flamboyant à la fin du carême, la faim avait noué les estomacs, on avait réappris à marcher sans souliers; mais, qu’était-ce tout cela à côté du pays explosé que mes yeux effarés de négresse tout juste débarquée découvraient à travers les vitres du wagon. Je découvrais avec mes yeux effarés de négresse fraîchement débarquée. Dès les premiers tours de roues, nous traversâmes un paysage ravagé, semé de villes dévastées et de campagnes arasées. Par chance, façon de parler évidemment, c’était le mois de mai et le soleil, éblouissant cette année-là, s’échina à me rendre la transition un peu moins difficile. De son côté, Lanning, lui aussi, faisait tout son possible pour amortir le choc. Pourtant, mais quelque chose de fragile, d’à peine perceptible dans sa voix, trahissait son mal-être. Je ne pouvais que m’en apercevoir, mais, comme pour son embarras tout à l’heure sur le quai, comme il ne disait rien, je décidais d’attendre.

Ce fut-là ma première erreur.

Brest, noire et brisée, ressemblait à s’y méprendre aux photographies de Saint-pierre après le cataclysme, quand la colère du volcan l’avait rasée de la carte du monde. Jamais je n’aurais pu m’imaginer, en montant dans l’omnibus pour Quimper, que, bientôt, il nous faudrait y revenir et apprendre à y vivre.

Je m’étais résignée, depuis Le Havre, à ne traverser qu’une France balafrée et exsangue. Pourtant, dès l'Elorn franchi, les stigmates de la guerre s'effacèrent comme par enchantement. Le train glissait maintenant dans un roucoulement d'ombre ponctué, ça et là, par le ricanement des mouettes plongeant dans le sillage de charrues que tiraient des chevaux à l’échine puissante. Par un étrange mimétisme, les paysans qui les menaient, courts sur pattes et le poitrail généreux, leur ressemblaient autant qu'un homme peut ressembler à une bête familière. Lorsque le train ralentissait dans les méandres, ce qui n’était pas rare dans ce pays où les vallées succédaient aux collines, leur parlure de plein vent, puissante et gutturale, parvenait jusqu’à nous. C’était ma première rencontre avec la langue bretonne, si différente du Créole mais que, d’une certaine manière, je devinais très proche.

Quimper fut première ville que je voyais intacte depuis la Normandie. Ici, contrairement à Fort-de-France, changeante et tourbillonnante, tout paraissait figé, présent et passé intimement mêlés au long des ruelles pavées, bordées par des maisons à pants de bois qui avaient traversé le temps et sur lesquelles tombait une pluie fine qui, n’ayant rien de définitif, paraissait attachée à ce moment précis de la journée. Et, partout, comme porté par le vent qui descendait des collines proches, résonnait la langue bretonne frappait à mes oreilles. Quelle merveille que la cathédrale dont les tours paraissaient rejoindre les nuages. J’aurais aimé m’y arrêter et y faire un bout de prière pour Man Gabou et mes sœurs restées en Martinique, mais, Lannig, impatient, me pressait car, disait-il, l'autocar pour Pont-Croix, une karrigel sans âge qui menaçait de se couper en deux à chaque nid-de-poule, n'allait pas nous attendre.

— Ça ne peut pas être pire que le char à moteur de Léonce, répondis-je, trop heureuse de pouvoir rappeler à Lanning le jour encore si proche où nous rendîmes ensemble visite à Marraine Charlotte.

Le visage de Lannig, qui s’assombrissait à mesure que nous nous approchions du terme du voyage, s’éclaira. Comme toujours, le souvenir de la machine à demi expirante qui faisait la navette entre Fort-de-France et Le Vauclin, était pour lui source d’une joie naïve. Il éclata de ce bon rire d’adolescent qu’il semblait avoir laissé là-bas. Comment aurais-je su que ce moment de franche hilarité que nous venions de partager en grimpant dans la guimbarde cahotante qui peinait à franchir les hauteurs de Quimper marquait nos dernières secondes d'innocence complice?

Ma suzeraine, comme te voilà émue sur le parvis de la blanche abbatiale où le tacot t’a déposée! Pont-Croix où nous allons planter des racines nouvelles! Le livre d’heures du portique gothique où se succèdent, dans une fusion baroque, saints du calendrier romain et saints bretons et même des figures profanes saisies par le statuaire dans des postures singulières, parlent très fort à ton âme créole. Ton inquiétude ne s’est pas relâchée, mais, imperceptiblement tu te détends et, pour la première fois depuis Le havre, tu souris timidement à l’avenir et tu te dis que, puisque tu n’as pas pu le faire à Quimper, demain, tu reviendras ici, à Notre Dame de Roscudon, prier pour ta famille.

Tu n’as jamais su le nom de la rue où Lannig vous a conduit, toi et les enfants. Tu te souviens qu’elle est pavée, qu’elle plonge vers l’aber qu’elle finit par rejoindre dans un éblouissement de bleu, que les maisons sont en pierres, les fenêtres étroites et que des buissons d’hortensias s’échappent des murets ou s’appuient aux maisons. Au passage, Lanning te montre une église qu’il ne te nomme pas et te dit, comme s’il voulait t’offrir un peu de son passé breton, qu’à seize ans, l’année avant qu’il ne s’engage dans la marine, alors que, suivant les traces de son père, il était apprenti couvreur, il était tombé du toit qu’ils réparaient en chahutant avec son cousin qui s’appelait Lannig comme lui. Un tas de sable, opportunément placé là, avait amorti sa chute. Il s’en était tiré sans une égratignure, ce qui n’avait pas empêché la rumeur de galoper.

— Pendant quelques minutes, on m’a donné pour mort, ce qui n’a pas fait la révolution, dit-il avec une pointe de cynisme que tu t’abstiens de relever.

Peut-être à cause des filets qui décorent la base des murs et des paniers d’osier placés de part et d’autre du petit escalier, la maison des parents de Lannig a gardé quelque chose d’une maison de pêcheur; mais ça s’arrête là. Sans prétendre à l’opulence d’une maison de bourg, c’est une bonne maison, une maison d’ouvrier qui ne crie pas famine. Tu gardes le souvenir d’une odeur d’encaustique, de ferrures de cuivre qui brillent dans la pénombre, d’un escalier sombre et raide qui mène à l’unique étage.

Visage fermé sous le blanc irréprochable de sa coiffe, les pieds chaussés de boutou coat qui la rendaient encore plus raide, Marie-Rose Le Rheun, qui n’était pas la mère de Lannig, mais sa marâtre, nous attendait devant le seuil. Timide et sans méfiance, en maman fière de présenter ses enfants, ma suzeraine, tu t’es approchée d’elle. Mal t’en as pris. Comme si elle avait affaire à une nichée de mygales, Marie-Rose Le Rheun ne cacha pas sa répulsion.

— Lannig, dit-elle en nous tournant le dos avec mépris, n’oublie pas nos conventions. Ni ton père ni moi ne changerons d’avis. Nous n’allons pas t'accueillir plus longtemps que celui qu’il te faut pour trouver quelque chose pour ta négresse et pour tes négrillons.

Ainsi, s'achève ma préhistoire.

Je n’ai jamais su comment, deux semaines plus tard, nous nous sommes retrouvés à Brest dans un quartier de baraques que Man Anna, non sans quelques raisons quoiqu’elle fût dans le fond très injuste, comparaît au bidonville du morne Pichevin à Fort-de-France.

Elle n’avait pas de mots assez méprisants pour qualifier les habitants du morne, indignes, selon elle, de susciter la moindre manifestation de considération ou de respect. Les hommes? Il n’y en avait pas un pour rattraper les autres! Tous gens de sac et de corde, vaguement dockers sur le port, mais plus aptes à manier le coutelas et à perturber la vie nocturne des Foyalais. Les femmes? Il valait mieux ne pas en parler! Toutes, dès la tombée du soir, à onduler du croupion près du pont Démosthène! Après l’humiliation qu’elle venait de subir, ce quartier, c’était vraiment le comble. Jamais elle n'aurait pu imaginer qu'un jour elle tomberait si bas! Et on lui demandait pourquoi elle ne faisait pas valider son diplôme d’institutrice. Vraiment, comment pouvait-on croire qu’elle passerait sa vie à se faire chahuter et insulter par des gosses du seul fait que sa peau était noire? Ce n’était pas pour ça que Man Gabou l'avait poussé vers les études.

©José Le Moigne
Chemin de la mangrove
L’Harmattan 1999

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