Potomitan

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Une étrange rencontre

José Le Moigne

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En ce temps-là, Lannig n'accorait pas encore sa vie avec du vin. Il l'avait arrimée à nos têtes crépues et se croyait invisible depuis qu’à Fort-de-France, en 1944, un zombie l'avait suivi depuis le fort Saint-Louis jusqu'à la route de Schœlcher. Lanning l’avait remarqué dès la hauteur de la Savanne, au moment où il passait devant les grands palmistes et la statue de Joséphine. Il était petit, extrêmement sec et robuste, son visage buriné était celui, banal, d’un nègre de savane. Mais Lannig avait bien écouté les leçons d’éducation créole de Man Gabou. Boulevard de La Levée, il n’avait plus eu de doute. A sa manière de sauter les dalots sans mettre pied à terre, il avait reconnu, dans l’homme qui le suivait à la distance de dix pas, le mort-vivant dont il se demandait, inquiet, ce qu’il pouvait bien avoir après lui, car Lanning, bien que très jeune et blanc, en bon Breton armoricain, n’était pas insensible au monde de l’entre-deux. Bref, quand le revenant, à la hauteur du cimetière des riches, sembla se fondre dans la nuit tropicale, Lannig savait qu’il allait reparaître, ce qui ne manqua pas. A peine eut-il atteint l’ombre la Croix-Mission que la pauvre âme désolée, flairant sa trace comme un chien de battue, s'attacha de nouveau à ses pas. Ils aboutirent ainsi, le zombi suivant pas à pas la marche chaloupée de Lannig, à l'impasse de l'étoile filante — en ce temps-là kilomètre 2 de la route de Schœlcher — où je venais de naître. Qui sait, ayant appris ma naissance par la radio des âmes en peine, le zombi attendait-il l’occasion de franchir la porte pour prendre ma place et se régénérer. Les contes de Martinique sont pleins de ce genre d’histoires et on ne sait jamais.

— Seigneur ! Prends pitié ! s'écria Man Gabou lorsque Lannig lui raconta l'étonnante rencontre.

— Ce n’est pas fini, pensa-t-elle, à moins de faire tout ce qu’il faut, cette engeance-là ne renonce jamais.

Sachant que Man Anna n’approuverait pas, elle profita de ce qu’elle fut occupée ailleurs pour glisser un chapelet, béni à la dernière fête Dieu, sous l'oreiller de mon berceau et, tant qu’à faire, sous les yeux ébahis de Lannig, elle décousit un peu de la doublure de son bâchi et y glissa, juste en dessous du pompon rouge, cette prière manuscrite qui lui venait de Man Titi, son aïeule, et que je tiens moi-même de ma maman.

                                          Prière pour protéger du démon et de ses créatures

" Dieu fort et magnanime, enferme maintenant et à jamais les pauvres âmes souillées dans la vertu des sacrements de l’Église et dans la participation des Saints Sacrifices qui sont offerts chaque jour dans le monde."

PATER, AVE

— Mon fils, déclara-t-elle après s'être signée, te voilà maintenant protégé des êtres de la nuit. Cependant, crois-en mon expérience, zafé cabri sé pa zafé mouton! Ne cherche pas à comprendre les mystères cachés. Ce que tu ne vois pas est plus puissant et plus fort que les misérables rognures de lumière qu'il t'est donné d’apercevoir. N'oublie jamais cela!

Lannig fut saisi d’une envie folle de l’embrasser, mais, emprisonné dans sa pudeur, il la garda pour lui. Quelle mutilation que cette incapacité qui lui venait de son enfance de se livrer sans frein aux effusions! Mais les mots s’étranglaient dans sa gorge et, une fois de plus, refusaient de passer.

©José Le Moigne
Chemin de la mangrove
L’Harmattan 1999

boule

 Viré monté