Potomitan

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Annou voyé kreyòl douvan douvan

 

La mandoline

José Le Moigne

 

 

 

 

La journée avait été très belle et la lumière filtrée par les persiennes entrouvertes donnait au mobilier rudimentaire de la baraque où nous vivions comme une patine vénitienne. Venise! Il en fallait de l'imagination pour se représenter, dans la triste perspective de notre ville provisoire, le grand canal, le pont de Rialto, le campanile et la place Saint-Marc ; les gondoles alignées pour une fête païenne.

De l'imagination et un sacré désir d'évasion.

Ici, en fait de lagune, c’était, surtout, l’eau qui croupissait partout entre les ruines ; le miaulement incantatoire des sirènes de brume, la pluie glissant sur le Fibrociment, pleurant sur les vitres embuées de la baraque et dessinant, au fil des saisons, un espace palpable où j'avançais, toutes narines ouvertes, au gré de mes six ans.

Man Anna se fichait bien les jours comme celui-là de ne jamais connaître Venise et ses amours de carton-pâte. Toute cette grisaille lui donnait le cafard. Aussi, pour ne pas s’abîmer dans le mal du pays, cette nostalgie qui la faisait s’absenter de nous jusqu’au retour de Lannig et quelquefois des jours durant, elle s’écarta de la fenêtre et commença à me coiffer. Là, aussi, le rituel ne changeait pas gère. Elle commençait par s'enduire les mains de brillantine bleue — Vite fait, bien fait, Vitapointe et Vitabrille  —, m'en massait la crinière, la séparait en volumes égaux qu'elle enroulait en tire-bouchons autour de son index. Ma tignasse rebelle croulait bientôt en longues anglaises brunes qui me faisaient ressembler, mais dieu merci je ne le sus que bien plus tard, car ce que je rêvais alors de posséder un jour, c’étaient les fines moustaches de play-boy de notre voisin, Pierrot Garzuel, parrain d'un de mes frères, à Scarlett O'hara.

C'était la veille de ma toute première rentrée des classes. L’événement était de taille pour Man Anna qui, tout en avançant dans son chef-d'œuvre capillaire, me parlait à voix basse.

— Ah, mon petit fruit à pain, comme je voudrais que Man Gabou soit présente demain!

— Qui c'est Man Gabou?

Man Anna se fâcha.

— Combien de fois faudra-t-il que je te le répète! Man Gabou est ta grand-mère!

— Alors, pourquoi n'est-elle pas là? répliquais-je frustré.

— Ne fais pas l'innocent. Tu sais très bien qu'elle est restée en Martinique, là-bas, de l'autre côté de l'océan. Combien de fois ne t’ai-je pas raconté, alors que tu n'étais qu'un tout petit bébé, que c’est elle, tandis que je faisais l'école et que ton papa était en mer, qui, avec Marraine George et Tante Renée, s'occupait de toi, à me rendre quelquefois jalouse. C'est à Tante Renée, et non à moi, que tu as dit pour la première fois Maman!

Man Anna hocha la tête d'un air pensif. Quelque chose d'imperceptible qui tenait, en était-elle consciente, du passage de témoin s’était passé en elle. Quelque chose qui tenait, en était-elle consciente, à un passage de témoin. Voilà, qu’en cette fin d’après-midi, sans vraiment y penser, celui à qui il appartiendrait un jour de faire revivre ces visages absents qui tournoyaient autour de nous dans une ronde grave où j'avais maintenant ma place désignée: celle du marqueur de paroles. A présent, quels que puissent être les aléas de ma vie d’homme, mes coups de cœur, mes grands chagrins et mes petites lâchetés ; quelques puissent être, aussi, mes déplacements sur la planète, j'étais et resterai créole.

Ce fut pour moi le soir de toutes les magies, les toutes dernières de mon enfance. Comme un chaton qui se complaît dans l’odeur de sa mère et qui s'y  reconnaît, je me frottais avec langueur aux cuisses de Man Anna. Comme pour mieux tressaillir à la caresse de ses doigts, je rêvais, en la sentant tout à la fois si proche et si lointaine, d’être sa mandoline sa mandoline ramenée des Antilles et que je voyais pendue à la cloison. J'étais à ce point jaloux de l'instrument que je réclamais, les yeux humides et la voix suppliante:

— S'il te plaît, Maman, chante-moi ta chanson.

Cette fois, encore, Man Anna ne se hâta pas pour prendre l'instrument. Enfin, le tenant bien soudé à sa hanche, elle commença par effleurer la table d'harmonie puis, ayant coincé le plectre entre ses doigts, elle fit sonner une à une les cordes pour s'assurer du bon accord. Alors, fermant à demi les paupières, elle se lança dans un maillage de notes improvisées qui, comme toujours, finirent par aboutir à cette mélodie que je ne me lassais jamais d'entendre et qui, après une vie passée à courir derrière elle, résonne encore en moi.    
   
  Adieu foulards, adieu madras
  Adieu grains d'or, adieu colliers chou!
  Doudou en moin ki ka pati,
  Elas, élas, sé pou toujou,
  Doudou en moin ki ka pati,
  Elas, élas sé pou toujou.

Ma mère n’était pas à proprement parler une chanteuse mais sa voix juste et grave, mariée à l'aigrelet de l'instrument, donnait une infinie douceur à la nudité primitive du chant.

Cependant, ce soir-là, elle ne se contenta pas seulement de chanter. Après avoir glissé le plectre entre les cordes, elle me caressa furtivement la joue et ajouta:

— Bien sûr, tu ne peux pas vraiment t’en souvenir, tu étais trop petit. Mais le jour de notre embarquement, l'orchestre a joué cet air-là. Le bassin de la compagnie était noir de monde. Bien qu’elle m’ait averti depuis la veille qu’elle refusait d’assister au départ de ses petits-enfants, je cherchais du regard la silhouette de ma mère; mais Man Gabou n'était pas là. Aux premières lueurs de l’aube, dès le chant de l'oiseau pipiri ainsi que je l’ai appris depuis, elle avait pris l'auto-postale jusqu'au Vauclin et s'était réfugiée chez Marraine Charlotte. Je t’assure, j’étais vraiment heureuse de rejoindre ton papa et de connaître la France pourtant, jamais, je n’avais eu autant besoin de ma maman car, au fond de moi, bien que je fusse encore très jeune, je le savais que je ne la reverrais jamais. Tante Renée n'était pas là non plus. Cachée derrière l’asile des vieillards, à l'ombre du manguier où elle avait guidé tes premiers pas, elle sanglotait et sanglotait encore tant, elle me l'a avoué dans sa première lettre, le départ de son petit Julien lui causait de chagrin. C'était comme si la mort l'avait frappé. Seuls, Marraine George et l'oncle Paul nous ont accompagnés. Alors, quand, très lentement d’abord, le Colombie s’est éloigné du quai, jusqu’à ce qu’elles se fondent dans la foule des parents puis dans la masse ocre et verte de Fort-de-France, j’ai concentré toute la puissance de mes yeux sur leurs fragiles silhouettes. Bientôt, je n’ai plus discerné, dans le ciel en fusion de ce jour de carême, que le frisson d'écume des plages caraïbes, le moutonnement des mornes ourlés de caféières, la découpe brutale des pitons du Carbet, puis, au loin, la croupe sombre et menaçante du volcan ; et puis, la mer s’est ouverte devant nous comme une mâchoire de requin.

Man Anna eut un petit sourire.

— Alors, c’est fini les questions? continua-t-elle avec malice. Tu ne me demandes pas: Qui c’est Marraine Charlotte? mais tu en meurs d'envie… Aussi, petit doudou, parce que je ne veux surtout pas te décevoir je vais poursuivre mon histoire. Vois-tu, Marraine Charlotte et Man Gabou, depuis leur enfance commune sur la plantation l’Union, sont les meilleures amie du monde. Marraine Charlotte est une femme superbe, une chabine dorée sur qui le temps ne semble pas avoir de prise. et Man Gabou sont amies depuis l’enfance; pour ainsi dire deux sœurs. Marraine Charlotte est une femme superbe. Une chabine dorée sur qui le temps ne semble pas avoir de prise. Elle n’a jamais quitté le Vauclin, même du temps de son mariage avec Thémistocle. Elle y est née et y habite toujours une jolie maison de bois à deux pas du cimetière où nous avons notre tombe familiale. Au plus chaud du carême, quand toutes les savanes ressemblent à s’y méprendre aux flancs râpés de la Pelée, il y fait toujours frais.

Chaque dimanche, avant 1940, année où nous avons abandonné le Vauclin pour Fort-de-France où je venais d’être nommée institutrice — maîtresse d’école comme on disait alors —, la messe n’était pas achevée que, déjà, histoire de prendre un peu de bon temps après le dur labeur de la semaine, nous nous précipitions chez Thémistocle et Marraine Charlotte. La fête, à la mesure de gens tranquilles que nous étions, était simple et modeste. A grands renforts de rires, jamais avares de compliments, on croquait des accras croustillants, on suçait des boudins antillais aux arômes subtils. De effluves puissants s’échappaient de la cuisine de Marraine Charlotte et nous nous préparions à de précieuses agapes qui commençaient, le plus souvent, par une soupe à Congo où surnageaient les lèvres rouges d’un piment, bientôt, selon les arrivages du marché ou l’humeur de la cuisinière, suivie d’un sublime blaff de poisson ou d’un non moins somptueux colombo de poulet, de cabri ou de cochon. Et je ne te parle pas parler du blanc-manger coco à la nacre tremblante, des jolies pommes-cannelles aux écailles dorées, ou du pain doux sucré. Ah, je te dis, mon petit fruit à pain, le souvenir de ces doucines me laisse dans la bouche, à tout jamais, un avant-goût du paradis.

C’est plus fort que moi, dès que je pense à mon pays il faut que je j’enjolive et que je brode. Mais c’est fini pour aujourd’hui, je cesse mon catéchisme. Un dernier pourtant. Doudou chéri, si tu aimes ta maman, n’oublie jamais la terre où tu es né.

Man Anna fit courir son regard autour des murs à la tristesse désespérante. Nous le savions tous deux, quelque chose venait de se produire qui ne reviendrait jamais. Alors, pour prolonger le plus longtemps possible cet instant Man Anna, au lieu de suspendre comme d’habitude la mandoline au clou, riva l’instrument à sa cuisse et nous restâmes ainsi, essouchés l’un à l’autre, tandis que doucement la nuit tombait.

Passèrent deux années. J'avais tellement grandi que, deux ou trois fois par semaine, je me réveillais en poussant des cris épouvantables. Man Anna se levait en chemise de nuit, se mettait à farfouiller dans le placard de la cuisine, en ressortait en serrant dans ses doigts une petite fiole d’huile camphrée dont la fragrance, malgré l’affreuse douleur qui me broyait les jambes, m'invitait à partir, très loin, vers un ailleurs couleur de l’indigo, ce joli mot qu'elle venait justement de m’apprendre.

― Si seulement j'avais du thé au corossol!

Elle commençait toujours par les genoux, continuait par les chevilles, parachevait son œuvre bienfaisante en massant, longuement, en insistant sur les fibres nouées, chacune de mes cuisses, chacun de mes mollets et, tandis qu’elle se penchait sur moi, son lourd parfum de femme noire à demi endormie, mêlé à l'odeur forte de l'onguent, m'étourdissait et me calmait.
        Ô ma parfaite, voilà qu’aujourd’hui j'ai franchi la distance qui sépare l'enfant de l'homme vieillissant. Nostalgie ou regret, pas un jour qui ne passe sans que je ne sente, à la tombée toujours brutale de la nuit, planer sur moi cet arôme puissant de jonchère et d'encens qui transformait jadis la nuit en ostensoir.

Elle n’avait pas la vie facile. Ses journées étaient rudes et ses tâches multiples. Mais qu’importe, malgré la charge de fatigue qui lui tombait sur les épaules, dès que j’appelais, elle accourait et ne cessait son tendre malaxage que, me sentant tout à fait calme et détendu, elle se pensait autorisée à retrouver son lit. Alors, elle m'appliquait un linge humide sur le front, posait sur mes paupières un baiser d'esquimau et murmurait, en frictionnant une dernière fois mes jambes d'échalas:

― Oublie ta peur mon petit fruit à pain. Tu grandis tellement que tes tendons s'allongent plus vite que tes os. Rendors-toi et tu verras, demain tout ira mieux.

Elle remontait le drap sur mes épaules et moi, redevenu à cet instant un tout petit enfant, j'aurais aimé qu'elle me berçât.

Pour donner disait-il plus de clarté aux murs et du même coup offrir à nos trois pièces étroites l’illusion d'un espace plus vaste, Lanning, à la fin de l’été, avait tout badigeonné du même bleu pastel. En pure perte, hélas. L’humidité recommença à sourdre dès le printemps suivant, chuintant de la moindre crevasse, laminant à plaisir les enduits, dessinant sur les cloisons des pistes aquatiques, des légendes lacustres que je suivais du bout des doigts. La mandoline de Man Anna qui avait triomphé pourtant traversé de bien des vicissitudes, en fut elle-même touchée. Elle pendait à son clou, le ventre décollé et les cordes rouillées, semblable à un de ces lapins que Lanning écorchait quelquefois. Cela devint pour moi un tel crève-cœur qu’un jour, n'y tenant plus, je demandais à Man Anna:

― Dis, Maman, la mandoline, pourquoi ne la fais-tu pas réparée?

Man Anna m'arrêta du regard. Elle ne me rabroua pas, mais ce fut pire. D’une voix emplie de lassitude, une voix chargée de siècles de souffrance que je ne lui connaissais pas, je l’entendis répondre:

― Hors de question Julien! Nous n'avons plus de temps pour ce genre de bêtise!

Depuis le jour de ma naissance, c’était la première fois qu’elle s’adressait à moi sans ne fleurir son propos du délicat doudou chéri, ou de l’exquis mon petit fruit à pain, ou de cet émouvant iche mwen qui résumait tout son amour. Ainsi allait la vie et je n’avais pas besoin d’explications. Jamais ce ne serait plus la même tendre complicité. Elles étaient derrière nous les embrassades à ne plus finir, les attentions particulières, toutes ces marques d'affection qui m'étaient jusque-là réservées. Nous étions à présent une famille nombreuse et, même si dans son cœur d'antillaise, je garderais la place à part du premier né, cet apanage n’allait pas sans devoirs. Désormais, j’étais celui sur lequel elle comptait s’appuyer pour alléger, autant que faire se pouvait, la lourde charge qui lui pesait sur les épaules.

Cruel adieu à la petite enfance. Ce soir-là, à force de les retenir, les larmes me brûlèrent.

©José Le Moigne
Chemin de la mangrove
L’Harmattan 1999

boule

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